En l'an 1861, Wintzenheim n'était pas encore la charmante bourgade bien
connue des automobilistes d'aujourd'hui qui, par la Schlucht, veulent joindre
Gérardmer. Quoique situé aux portes de Colmar, le village était assez isolé pour
que seules les grandes nouvelles venues de la capitale haut-rhinoise - comme la
mort de Cavour ou l'avènement de Guillaume 1er - y fussent propagées. Aussi les
incidents locaux y prenaient-ils de l'importance.
Un beau jour, une rumeur
parcourut le petit bourg :
- Les Ebstein viennent d'avoir une fille !
C'était un évènement, car Wintzenheim était fière de posséder en Monsieur
Ebstein l'un des héros de la Guerre de Crimée.
- Et comment l'ont-ils appelée
?
- Florine, à ce qu'il parait.
***
En l'an 1719, le grand Prieur
Philippe de Vendôme se rendit acquéreur d'un hôtel sis rue de Varenne, dans le
quartier le plus aristocratique du vieux Paris ; cet hôtel lui était cédé par le
Maréchal Tessé, qui s'était distingué dans les guerres de la Succession
d'Espagne, et qui devait mourir six ans plus tard.
A la suite de Philippe de
Vendôme, le marquis de Latour-Maubourg, puis la duchesse de Mazarin y habitèrent
et y donnèrent les réceptions les plus fastueuses.
Pendant la Révolution,
l'hôtel fut scindé en deux et son aile gauche constitua, quelque temps plus
tard, la résidence de Monsieur de Talleyrand-Périgord, Prince de Bénévent et
ministre de Napoléon 1er. Celui-ci en fit décorer dans le goût de l'empire les
vastes et somptueux salons, que flanquaient une cour carrée et de jolis jardins
dérobés. Plafonds, murailles, impostes et lambris s'ornèrent de guirlandes,
d'abeilles, de lys et d'ors à l'antique ; et c'est dans ce décor d'apparat,
auquel les ans ont conféré l'émouvante noblesse des vieilles choses imprégnées
de souvenirs, qu'est venue habiter en 1914, Madame Langweil, née Florine
Ebstein.
Madame Langweil (photo Jean R. Debrix)
Soixante-quatorze années se sont écoulées depuis que le
Tout-Wintzenheim entendit les premiers vagissements d'une nouvelle habitante,
jusqu'à celui, récent, où le Tout-Paris, auquel s'étaient jointes de nombreuses
personnalités internationales, vint fêter dans les salons de l'hôtel de
Talleyrand une dame aux cheveux argentés, à la parole ferme et à l'œil doux,
sur la poitrine de qui étincelait la Croix d'Officier de la Légion d'Honneur.
... Trois-quarts de siècle qui, en dépit des guerres, des périls et des
angoisses, ont fait de la petite Alsacienne du Haut-Rhin l'une des plus grandes
autorités de notre époque en matière d'art chinois, coréen et japonais, et l'une
des plus généreuses et nobles bienfaitrices dont puisse s'enorgueillir le pays
d'Alsace.
***
- C'est à la veille même de la guerre que j'ai acheté cet hôtel ; je venais de fermer
mon magasin d'antiquités de la Place Saint-Georges et de me retirer des affaires.
Mon intention était alors de préparer un long voyage en Chine que je projetais
de faire en 1915, mais la guerre survint et... vous savez qu'elle m'occupa beaucoup.
" En somme, on peut dire que c'est uniquement par égoïsme que je suis restée en France
à l'ouverture des hostilités ; j'avais été rendue positivement malade par l'atroce souvenir de
la guerre de 70, et, au cours de la première semaine d'août 1914, la nervosité,
l'angoisse, l'ardent désir de voir bientôt l'Alsace redevenue française, me
firent perdre... oh, vous ne le croirez jamais... vingt-quatre kilos ! Mais
laissons là ces tristes souvenirs, et venez voir mes collections.
D'un pas extraordinairement alerte, Madame Langweil m'a entraîné, à travers un
véritable musée, dans un prestigieux voyage au pays des merveilles.
Trois salons immenses, toutes portes ouvertes, s'offrent au regard comme des
écrins, comme de gigantesques cassettes où chatoient les matières les plus
précieuses. Statues monumentales, vitrines transparentes, paravents aux coloris
vivaces, bahuts chamarrés, soies scintillantes où éclosent des paysages
féériques, alternent avec d'épaisses ombres où luit un cristal de roche, où
vibrent de grands oiseaux d'or. Le jeu ensorcelant des vastes baies vitrées et
des panneaux de glace fait chanter doucement la lumière aurée d'un soleil
d'hiver, dans ces pièces qui évoquent les élégants entrepôts de quelque port
moyenâgeux où accostaient frégates et long-courriers venus des antipodes.
Comment décrire, énumérer même ces richesses ? Comment dépeindre ces porcelaines, plus
délicates que des biscuits, sous le vernis desquelles coulent des verts
aquatiques ou dorment des bleus crépusculaires ; ces cristaux, gouttes d'eau
solidifiées, d'où s'échappent encore des étincelles de source vive ; ces
porphyres étreignant dans leurs vénicules de noires épaisseurs de lave ? Voici
des laques écarlates, plus riches que des robes de prélats ; des bronzes, des
argiles, drapés de patine séculaire ; des tableaux où s'étagent, dans les
frondaisons légères, des pagodes aériennes hérissées de toits pointus, ou qui
campent quelque manieur de sabre courbe surpris dans une contorsion guerrière.
Et que dire de ces ivoires bronzés, de ces jades olivâtres, de ces émaux irisés,
de ces kakémonos aux teintes printanières, témoins de civilisations raffinées où
chimères et dragons se mariaient, sous le burin ou le pinceau, aux idoles
pacifiques, aux algues assoupies et aux fleurs à peine écloses...
Mais, dominant ce décor de Conte de Fées, aussi grands qu'un pan de mur, éployés comme
des voilures de jonques surchargées d'ornements, portant sur eux tous les
paradis asiatiques enchevêtrés d'oiseaux, de fleurettes, de ramures et de
nuages, voici les deux paravents célèbres en laque de Coromandel, joyaux de la
collection et objets de concupiscence pour les conservateurs de tous les musées
du monde.
L'un d'eux, laqué d'un noir profond comme les mers abyssales, s'orne, dans le bas, de
frondaisons arachnéennes ; des hérons et des grues huppées y promènent les
nervures ondoyantes de leurs ailes et de leurs pattes, sous des nuages
polychromes.
- Époque Kang-Hi, XVIIe siècle, me dit mon aimable cicérone. Le paravent est
signé, daté, et porte l'inscription : "Exécuté pour une vieille dame en
l'honneur de son fils, qui fut un magistrat intègre". Tout le décor signifie
Bonheur et Longévité... Celui-ci est de la même époque. Les tableaux
rectangulaires du haut représentent les douze plus beaux paysages de la Chine.
Chose curieuse, l'envers est également peint et figure l'arrivée en Chine des
premiers Hollandais.
Ce paravent offre la plus étonnante symphonie en or clair qui se puisse imaginer.
Par endroits, les vernis de couleurs vives rappellent la bigarrure des plumes du
faisan. Une large bordure, capricieusement découpée, s'agrémente de mille petits
motifs mobiliers : vases, théières, poteries, brûle-parfums et trépieds bas. Au
centre enfin, courant de feuille en feuille, un prestigieux fouillis d'oiseaux
et de branchages, de fleurs et de ruisseaux, d'un art délicat et charmant.
***
- Lorsque je vins pour la première fois à Paris, en 1882, me dit Madame Langweil, je ne
pensais évidemment pas que je passerais ma vie au milieu des antiquités
chinoises et japonaises. Ce fut mon mariage qui, ainsi qu'il arrive à presque
toutes les jeunes femmes, décida de mon avenir.
"Mon mari était commissionnaire en marchandises, mais ne s'occupait à peu près
exclusivement que de la vente des bibelots modernes, qui valaient du reste assez
cher à l'époque. Lorsque je l'épousai, nous décidâmes de ne plus nous occuper
que des objets d'art anciens, et, abandonnant la vente des chinoiseries et
japoneries modernes à nos concurrents, nous installâmes place Saint-Georges un
magasin d'antiquités.
"Je me passionnai aussitôt pour les peintures et sculptures de l'ancienne Chine et du
vieux Japon, qui étaient - il faut bien le dire - à peu près inconnues en
Europe, à cette époque. Du moins, très rares étaient les personnes qui savaient
acheter et qui recherchaient l'authenticité des bibelots. Tout un marché nous
était donc ouvert, et il y avait une mode à lancer.
- L'entreprise n'aurait-elle pas été follement téméraire pour une personne peu expérimentée ?
- Sans doute. Mais j'avoue que, si j'ai pu réussir, c'est grâce à une intuition particulière,
à un certain flair - c'est le mot - qui m'a permis, dès le début, d'éviter les erreurs.
Je parle des erreurs grossières, car vous pensez bien qu'il m'est arrivé quelque fois de me tromper,
ou d'être trompée. D'ailleurs, à chaque fois que j'ai fait une erreur, je puis dire que j'ai fait un progrès
- D'où vous venait ce don, ce flair ?
- Je l'ignore. Peut-être étaient-ils innés. Je me souviens qu'un jour passant en fiacre rue de
la Paix, j'aperçus dans une vitrine un magnifique vase de Chine à fond noir, qui,
s'il avait été authentique, aurait été d'une exceptionnelle rareté. Tout de
suite je me dis : "Il est impossible que ce vase soit ancien". Le
lendemain, je rencontrai un ami qui me dit vouloir se rendre acquéreur du vase.
Je lui assurai que ce dernier était faux. Mon ami, amateur éclairé, s'offusqua ;
on vérifia, et l'on put constater, qu'en effet, ce magnifique vase de Chine
n'avait jamais vu la Chine. Pas plus que moi, du reste...
- Comment, vous n'y êtes jamais allée ?...
- Jamais. Qu'y aurais-je fait ? De Paris, je dirigeais une équipe d'agents et de prospecteurs qui parcouraient à
ma place la Chine, le Japon et la Corée. Je leur faisais faire des fouilles,
comme celles du Shan-Si, en 1909, en les suivant sur la carte.
- Vous risquiez de sérieux déboires, il me semble.
- J'en eus très peu. Mes hommes travaillaient à la prime, c'est-à-dire qu'au lieu d'un pourcentage à
la vente, ils recevaient une forte récompense à l'achat, si leurs acquisitions
avaient été heureuses. Inversement, si je considérais un de leurs envois comme
inacceptable ou simplement inintéressant, il était convenu que je leur
retournerais leurs caisses, immédiatement et à leurs frais.
- Avez-vous été obligée de le faire ?
- Une fois seulement, pour l'exemple. Mais il est incontestable que c'est grâce à ce système, sévère donc efficace,
que je pus ne mettre en vente que des objets d'art d'une authenticité et d'une
beauté irréprochables.
- Je crois me souvenir qu'ils eurent une belle vogue vers 1911 et 1912.
- Au début, en effet, ce fut un véritable délire dans Paris. Le sculpteur Rodin m'acheta, à
sa première visite, une vitrine entière de statuettes. Clemenceau prit
l'habitude de venir s'initier chaque semaine à la peinture sur soie. Lord
Kitchener, alors gouverneur de Simla aux Indes, ne manquait jamais de venir voir
mes collections, à chacun de ses voyages ; il était d'ailleurs un piètre
collectionneur et je n'eus pas grand mal à lui faire changer ses méthodes. Mon
magasin acquit rapidement une notoriété...
- ... universelle...
- ... mettons : flatteuse ; et j'y reçus plus d'une visite de Lady Tawnson, de Gordon-Bennet ou de Mallarmé.
Cela n'est pas pour nous étonner. Du reste, M. Arsène Alexandre, Inspecteur Général
des Beaux-Arts, parlant de Madame Langweil, écrivit un jour ces lignes
édifiantes :
" Pendant trente ans, Madame Langweil, seule, tout lui passant par les mains, tous les
connaisseurs les plus subtils et les plus exigeants n'ayant affaire qu'à elle, a
importé pour des millions d'objets d'art japonais, coréen et chinois, avec un
goût surprenant de sûreté et parfois aussi de prescience. Grâce à ses dons
charmants d'enthousiasme et de persuasion, elle a porté les derniers coups à la
camelote brillante que les petits hommes jaunes jugeaient bonne pour l'Europe et
fait avancer à sa place légitime l'art grandiose de leurs primitifs, dont
eux-mêmes ne semblaient pas apprécier l'âpre noblesse et la suave majesté."
Cette compétence et cette notoriété valurent à Madame Langweil, un singulier honneur :
celui d'être consultée deux fois par le Pape.
En 1926, reçue en audience particulière, elle eut à se prononcer sur un vase
rapporté au Saint-Père par une troupe de missionnaires.
L'année suivante, sur l'instigation de l'abbé Wetterlé, elle fut à nouveau invitée à
Rome par le Vatican pour expertiser les pièces les plus importantes qui
figuraient dans les collections privées de la papauté. (Elle n'y trouva
d'ailleurs pas que d'authentiques chefs-d'œuvre...).
Et, par des portes dérobées, celle qui, sur l'instigation de Hansi, fonda en Alsace
l'œuvre admirable du Prix de Français, celle qui fit éclore un peu
partout des crèches, des ouvroirs, des foyers, des dispensaires et des maisons
de convalescence, qui fit don d'une grande partie de ses magnifiques collections
aux musées de Strasbourg et de Colmar, et a donné son nom à l'une des salles de
la Société d'Histoire Naturelle ainsi qu'à une place de Wintzenheim, son village
natal, la "Fée du Sourire", comme l'appela un jour M. Alapetite, me pousse vers
des salons ignorés, des placards et des recoins sans nombre.
Dans ces "cagibis" obscurs s'érigent, comme des sarcophages, de nouvelles vitrines
pleines de joyaux, s'amoncèlent des tableaux et des estampes d'une étrange
beauté, chefs-d'œuvre d'un autre monde dont quelques-uns ont vécu la moitié de
notre ère, et qui reposent dans ces galetas historiques avant d'aller décorer,
un jour lointain, les plus beaux musées de France.
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