WINTZENHEIM 39-45

Pierre Bucher et Madame Langweil


Un rêve de France (Gisèle Loth)

Pierre Bucher, une passion française au cœur de l'Alsace allemande

P. 201 - " L'académie de Réchésy "

Sans doute cette vie de scribe aurait-elle pesé à Pierre Bucher* si, à son travail de rédaction, ne s'étaient ajoutés de nombreux déplacements, dont il retraça les détails, pour l'une de ses meilleures amies, Mme Langweil**. Mme Langweil, tout autant que le docteur Gruby, avait eu une vie extraordinaire. Née Florine Ebstein, dans une famille juive et pauvre d'Alsace, orpheline à l'âge de vingt ans, elle était partie habiter chez une cousine qui tenait une petite pâtisserie à Paris. C'est là qu'elle avait fait la connaissance de Charles Langweil, de vingt-cinq ans son aîné, autrichien et d'un milieu aisé. Il tenait un magasin d'antiquités, mais s'en occupait peu, préférant passer ses journées à la pêche. Un beau jour, après huit ans de mariage, il avait abandonné femme et enfants. Seule, avec deux petites filles, n'ayant pour tout bagage que son courage, Mme Langweil avait fait face et s'était lancée dans une vie d'homme d'affaires. En quelques années, grâce à sa passion pour l'art japonais et à sa volonté de fer, elle était devenue l'un des antiquaires les plus réputés de Paris. Nous ignorons comment Mme Langweil et le docteur Bucher se sont connus, mais Réchésy n'était pas un village inconnu pour elle, puisque son frère Salomon était parti s'installer à Delle à la guerre de 1870. Il apparaît nettement dans les lettres que lui écrivait Pierre Bucher qu'il la considérait comme une femme très intelligente et de caractère, une femme en tout cas avec laquelle il pouvait parler politique, évaluation des chances de succès, descriptions des lieux de combat, comme il l'aurait fait avec un homme. Mais il est vrai, nous l'avons vu, que Mme Langweil était tout sauf une faible femme. Cependant, il semble qu'il s'agissait également de la part du docteur d'une sorte de partage secret qu'il lui adressait en retour de son immense générosité. Elle n'hésitait pas à donner une part de sa fortune à l'armée française, il partageait avec elle ses analyses, ses espoirs et lui décrivait la vie qu'il menait. Sa vocation retenue, qui en d'autres circonstances en aurait peut-être fait un journaliste remarqué, apparaît nettement dans les lettres qu'il lui adressait...

P. 207 - On savait que le docteur Bucher tenait à disposition des militaires vêtements et couvertures, qui stockait dans une pièce qu'il avait surnommée "son petit magasin", lequel était achalandé par ses amis. De la comtesse de Chaumont, il recevait du matériel médical, mais la "fournisseuse" la plus généreuse, c'était Mme Langweil. Fin juin, elle n'avait d'ailleurs pas hésité à organiser une exposition de ses antiquités dans les environs de Paris pour se procurer des fonds aussitôt transformés en colis pour Réchésy. Le 9 juillet 1915, Pierre Bucher lui écrivait : " J'ai reçu de Paris soixante chemises, des caleçons et des mouchoirs. Grâce à mon petit magasin je possède toujours de quoi habiller les malchanceux qui nous arrivent. J'ai toujours dans ma musette ou dans mon auto de quoi secourir les camarades ; boisson, manger."

Durant le mois d'août 1915, Pierre Bucher participa aux remises de prix qui eurent lieu dans les écoles de la partie de l'Alsace redevenue française et de la région. Chaque village tenait à avoir sa fête et, devant la population rassemblée, le plus haut gradé, entouré du conseil municipal en redingote, remettait solennellement aux enfants méritants les prix, le plus souvent constitués par de très beaux livres envoyés par de grands libraires et des lycées de France.

Les enfants son zélés en diable et veulent à tout prix apprendre vite. C'est surprenant ce qu'ils savent déjà. Mais l'accent, le terrible accent ! Qu'il faudra du temps pour qu'ils prononcent "lundi" et non "lädi", "bonjour" et non "bouchour". C'est égal, on a beau vivre comme moi depuis douze mois en Alsace française, on ne peut se défendre des larmes. Cette salle d'école décorée de drapeaux tricolores, parée d'images françaises, avec la République, M. Poincaré et le père Joffre, ces uniformes, ces paysans en redingote mêlés aux soldats, cette musique et ces chants, tout cela est si évidemment la France que l'on a peine à ne pas être étourdi et un peu stupide : on ne peut encore croire que cela soit vrai. Pendant ce temps, les Allemands sévissent dans le reste du pays et l'on demeure confondu devant l'admirable audace, le toupet, la résistance de ces braves gens, qui, au nez de leurs persécuteurs, jettent leur rude défi. (Lettre à Mme Langweil, 5 aout 1915).

* Pierre Bucher (1869-1921)

Né le 10 août 1869, à Guebwiller, dans la maison Weckerlin, et décédé à Strasbourg le 15 février 1921. Médecin, principal fondateur et gérant avec Léon Dollinger du Musée alsacien de Strasbourg, directeur de revues, responsable du centre de renseignement de Réchésy (1914-1918). 

** Florine Langweil, née Ebstein (1861-1958)

Petite fille, elle voit, en 1870, les Uhlans entrer dans son village. En 1881, orpheline, Florine Ebstein part à Paris où elle rencontre Charles Langweil qu'elle épouse et qui lui donne deux filles, Berthe et Lyli. Mais après huit ans de mariage, Charles Langweil disparaît, abandonnant femme et enfants. Elle reprend alors le magasin d'antiquités de son mari et, passionnée d'art japonais, mais sans formation, décide de se spécialiser dans ce domaine. Au bout de quelques années, son magasin devient l'un des premiers centres artistiques parisiens de l'époque, et elle est bientôt reconnue comme l'un des plus grands spécialistes de l'art extrême-oriental. Elle se retire des affaires en novembre 1913. Durant toute la guerre, elle s'occupe des réfugiés et organise des expositions aux profits de l'armée française. En 1921, elle reçoit la Légion d'honneur. En 1923, elle fonde le prix de Français en Alsace, et fait par la suite des dons importants à de nombreux musées d'Alsace. A sa mort, selon son vœu, ses collections sont vendues. Des musées du monde entier en possèdent des pièces.

Source : Un rêve de France, Pierre Bucher une passion française au cœur de l'Alsace allemande 1869-1921, Gisèle Loth, La Nuée Bleue, 2000 


L'ambulance de Mittlach (Gisèle Loth)

Pierre Bucher (1869-1921) originaire de Guebwiller, fut confronté, dès sa plus tendre enfance, comme tous ceux qui devaient rester en Alsace, aux problèmes qu'avait posé l'annexion de cette région à l'Allemagne, après la défaite française de 1870.

La guerre aurait pu le surprendre à Strasbourg, si prévenu par un agent de la police secrète dont il avait sauvé la fille, il n'avait pu s'échapper d'Alsace par le dernier train en partance pour la Suisse le 30 juillet 1914.
D'abord médecin dans l'armée du général Pau, Bucher avait été, à la dissolution de celle-ci, présenté au Colonel Andlauer, qui commandait à Belfort, le service du renseignement militaire français. Très vite, frappé par l'intelligence et la qualité d'analyse du docteur, Pierre Bucher s'était vu confier un bureau du renseignement qui avait été basé à Réchésy, petit village du territoire de Belfort situé à un kilomètre de la Suisse, et à l'époque, à trois du front.
Ce bureau, sous sa direction et du fait de la qualité des hommes qui le secondaient, devait être dénommé l'Académie de Réchésy. C'est sous ce nom d'ailleurs qu'il est passé dans l'histoire et qu'il vit encore dans la mémoire des Réchésiens.
Le travail de Pierre Bucher et de son équipe consistait à passer au crible la presse allemande, apportée de Suisse, afin d'y déceler les fausses informations et l'état moral de la population.
Mais bien vite, Bucher, dont le nom de guerre était Pierre Berger, s'était vu confier d'autres missions, essentiellement semble-t-il, des missions de liaisons avec l'état major anglais, mais aussi avec certaines unités basées au Vieil-Armand. Ainsi le retrouvons-nous sur ce lieu, au début du mois de juin 1915, en compagnie du colonel Richard. De retour à Réchésy, le docteur avait confié ses impressions à Mme Langweil, l'une de ses amies, antiquaire à Paris :
"Je n'ai pas vu depuis le début de la guerre, de lieu plus tragique que ce sommet de mille mètres que nos soldats ont pris et repris et dont ils ont la sainte garde, lui avait -il écrit. Il est la clé de Thann. C'est une croupe parée autrefois de sapins géants et qui est à tel point labourée par les obus que pas un brin de verdure n'y a résisté. Sur un grand espace, des tronçons déchiquetés, brisés presque à ras du sol, émergent lamentables, et dressent vers le ciel leurs fibres déchirées. Il est impossible d'imaginer un aspect de désolation plus saisissant. Sur ce sommet sans relâche passent les obus ; des balles sifflent, des mines lancées à 15 mètres éclatent : aucun être ne peut révéler sa présence sans être fauché. Toute la vie est souterraine. Des boyaux innombrables, profonds de 3 mètres sillonnent la montagne, coupés par des abris enterrés, où se tiennent les officiers et les soldats en repos. Tout au long du boyau de 2 mètres en 2 mètres, des niches où sont étendus de braves poilus dormant les poings fermés, la tête sur le sac, les genoux remontés. A côté d'eux, dressés sur un ressaut, leurs camarades veillent, la carabine au poing, l' il fixé à une meurtrière minuscule. Le silence règne, l'ennemi est à 8 mètres. Toute imprudence est mortelle.
Un peu plus en arrière, des centaines de travailleurs creusent la terre sans relâche, approfondissent les tranchées, créent des trous qui leur donneront abri, quand la rafale deviendra plus vive. (...) Ici la vie n'a pas de prix et la mort est indifférente. (...) Involontairement on évoque les catacombes où les premiers chrétiens réfugiés ainsi sous terre se {illisible} dans des cryptes assurant par leur martyre le triomphe de leur foi. Tous ceux qui sont là pour garder la terre conquise savent que la balle qui ricoche peut les tuer : le sacrifice est depuis longtemps accepté. (...) S'il était dans le dessein du sort de nous purifier par l'épreuve nous pouvons le dire : la France mérite la victoire. Au bout d'un boyau un poste d'écoute est occupé par notre sentinelle la plus avancée à 6 mètres du poste d'écoute allemand. Un de ces jours un caillou dans un papier vint tomber près de notre sentinelle. Sur ce papier ces mots : "attention, ce soir à 5 heures, bombardement... un Alsacien."
En effet, à l'heure dite, une violente canonnade vint inonder de projectiles la position française, mais comme nos soldats s'étaient garés, il y eut peu de blessés. Le lendemain encore, un avertissement semblable qui épargne la vie à de nombreux Français. N'est-ce pas admirable ? Cet Alsacien anonyme que le hasard met de garde en face de nos soldats, qui ne peut déserter parce qu'il expose les siens au village, aux dures représailles de l'ennemi, mais qui affronte, fait tout ce qui est dans ses moyens pour sauver quelques vies françaises.
Un jour nous aurons l'occasion de dire tout ce que les Alsaciens et les Alsaciennes auront fait pour la France, et je défie que l'on trouve un petit peuple écrasé comme le nôtre qui ait offert un tel exemple de fidélité." (1)

(1) Lettre de Pierre Bucher à Mme Langweil, Réchésy, 3 juin 1915 (archives Geneviève Lehn)

http://www.gisele-loth.com/index.php?mact=ListIt2Ouvrages,cntnt01,detail,0&cntnt01item=l-ambulance-de-mittlach&cntnt01orderby=item_position&cntnt01returnid=58


Anecdote

Albertville - Générosité. — Au nom de M. Jacques Xembell, demeurant à Paris, Mme Ebstein Langweil, qui a villégiaturé à Venthon, a remis à M. le Maire d’Albertville une somme de 100 francs destinée à venir en aide, pendant l’hiver, à un brave mutilé de la guerre, le caporal Cullet, atteint de cécité complète. Ajoutons que Mme Ebstein Langweil a payé tous les frais du mariage de ce vaillant soldat, décoré de la médaille militaire et de la croix de guerre, qui s’est uni dernièrement avec une jeune Suisse, âgée de vingt ans, et qu’elle a assisté en personne à la cérémonie à l’issue de laquelle elle a versé une obole dans le tronc du Bureau de bienfaisance. Nous adressons à ces généreux donateurs nos plus vifs et sincères remerciements.

Source : le "Radical des Alpes" du 21 octobre 1916 (information communiquée par M. Jean-Claude Poncet)


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