WINTZENHEIM 39-45

Le Prix de Français en Alsace


LE PRIX DE FRANÇAIS EN ALSACE

En 1709, trente-cinq ans après la victoire de Turckheim qui rattachait l'Alsace à la France, Schmettau, ambassadeur du roi de Prusse Frédéric 1er auprès de Louis XIV, écrivait à son souverain : « Il est notoire que les habitants de l'Alsace sont plus Français que les Parisiens. Toutes les fois que le bruit court que les Allemands ont dessein de passer le Rhin, ils courent en foule sur les bords du Rhin, pour en empêcher ou du moins disputer le passage, au péril évident de leur vie, comme s'ils allaient en triomphe. » Et Schmettau, pangermaniste de la première heure, ajoute « En reprenant l'Alsace seule sans recouvrer la Franche-Comté, l'Empereur et l'Empire ne trouveront qu'un amas de terre morte et qui couvrira un brasier d'amour pour la France. » A la grande stupéfaction du Prussien, la chaîne rompue depuis plusieurs siècles était renouée. L'Alsace donnait officiellement à la France un cœur qui, depuis longtemps, battait pour elle. Et, de tout son cœur, elle lui fit l'apport de son génie propre qui, spontanément, se fondit dans le génie multiple de la nation. Les officiers, les généraux, les littérateurs, les savants, les artistes et les artisans alsaciens fournirent leur riche contribution au patrimoine commun.

L'Alsace n'en conservait pas moins son patois et son accent aux inflexions cordiales, dont les écrivains, les auteurs dramatiques, le public souriaient doucement et dont ses fils s'amusaient eux-mêmes. Cet accent créait, d'ailleurs, certaines difficultés dans l'enseignement du français par les écoles, enseignement que le second Empire, notamment, avait eu le souci de rendre aussi complet que parfait. Les braves instituteurs avaient souvent à résoudre de difficiles problèmes de prononciation, par exemple en ce qui concerne les lettres b et p, que les petits Alsaciens eussent prononcées très correctement, s'ils n'avaient, par atavisme, donné à chacune des deux la prononciation de l'autre. Les maîtres d'école, dont l'articulation était la même que celle de leurs élèves, avaient ingénieusement résolu la question. La première de ces consonnes était le p doux, la seconde était le p dur.

Après le traité de Francfort, les Allemands, qui comprirent si peu de chose à l'âme de l'Alsace, comprirent pourtant que la seule chance qu'ils eussent d'imposer leur domination dans le pays conquis était de lui imposer leur langue. On sait quel échec subit pourtant cette politique. Ils n'en réalisèrent pas moins ce résultat, que l'étude de l'allemand fut non seulement obligatoire, mais exclusive dans toutes les écoles primaires. Dans les lycées et collèges, l'enseignement du français, considéré comme langue étrangère, ne faisait l'objet que d'une ou deux classes par semaine et était donné, naturellement, par des maîtres allemands. Les élèves de l'enseignement secondaire, fils de la bourgeoisie, reprenaient, dans leur famille, l'usage de la langue française, qui y avait été pieusement conservée et qu'ils avaient bégayée la première. Ils s'en assimilaient, par leur effort personnel, la pureté et les beautés classiques. Mais il n'en était pas de même dans les campagnes, où, grâce à la rude discipline de l'école, l'allemand remplaçait peu à peu et presque entièrement le français. Quand nous délivrâmes et retrouvâmes nos frères d'Alsace, en 1918, leur cœur, malgré plus de quarante ans de tyrannie, n'avait pas changé; mais, loin des villes, la plupart d'entre eux ne parlaient point la langue de la mère-patrie.

Nous nous trouvâmes avoir affaire à des maîtres d'école d'un patriotisme ardent, animés de la meilleure volonté, mais qui allaient être chargés d'enseigner à leurs élèves une langue qu'ils ne connaissaient pas ou ne connaissaient que très insuffisamment. Il s'agissait pour eux de prendre sur leurs heures de loisir pour apprendre eux-mêmes le lexique et la grammaire qu'ils avaient la mission d'enseigner, et de préparer minutieusement chacune de leurs classes, comme s'ils avaient eu, chaque fois, un examen à passer eux-mêmes. Ils se mirent au travail avec ardeur. Beaucoup d'entre eux passèrent des nuits sur une besogne qu'ils considéraient comme sacrée. Grâces soient rendues à ces modestes et passionnés serviteurs de la patrie ! Ils avaient, les premiers, compris qu'en France il faut que tous les Français parlent français. Ils étaient les premiers à donner l'exemple et à le faire suivre. Les premiers résultats furent dignes de leurs efforts.

Que l'on me permette ici une courte digression. Les apôtres du bilinguisme en Alsace-Lorraine ont, de très bonne foi, comparé les Alsaciens aux Bretons. « Pourquoi, disaient-ils, se montrer plus exigeants à l'égard des Bretons qu'à l'égard des Alsaciens ? Pourquoi ceux-ci, comme ceux-là, ne continueraient-ils pas à parler leur langue, tout en restant d'excellents Français ? » II me parait assez facile de répondre à ces partisans d'un statu quo de fait et non de droit, qu'il serait extrêmement désirable que tous les Bretons parlassent français, mais qu'en tout cas leur idiome est bien à eux, tandis que les enfants alsaciens parlent une langue étrangère, dont l'usage leur fut imposé par la violence, et qui est la langue de l'ennemi de la veille.

Voilà donc ces enfants qui épèlent b. a. ba, qui commencent à lire, à écrire, à compter comme tous leurs petits compatriotes. Mais ne fallait-il pas encourager leurs efforts et ceux de leurs maitres, donner un nouvel élan aux uns comme aux autres ?

Au mois de janvier de l'année dernière, avait lieu, entre deux Alsaciens qui enveloppent d'un même amour leur grande et leur petite patrie, une conversation dont on peut dire sans exagération qu'elle fut historique. Mme Florine Langweil, qui fait le bien avec tant d'ardeur, et Hansi, le grand artiste, qui fut un des plus actifs, des plus brillants et des plus courageux propagandistes de la résistance pendant le régime allemand, causaient ensemble du pays. N'est-il pas le sujet pour ainsi dire constant de leurs préoccupations ? Ils comptent parmi tous ces Alsaciens clairvoyants et zélés, qui estiment que tout n'a point encore été fait en Alsace et qu'il reste beaucoup à y faire. Ils parlent des œuvres locales auxquelles tous deux s'intéressent. Et soudain il leur apparait qu'une œuvre nouvelle s'impose, utile entre toutes, très simple en sa conception, sinon en sa réalisation. Pour favoriser, pour répandre d'une manière durable l'étude de la langue française en Alsace, pour préparer une génération qui fasse la soudure entre l'Alsace d'hier et celle de demain, pourquoi ne créerait-on pas un « prix de français » qui serait décerné, chaque année, dans chaque école, à l'élève, garçon ou fille, ayant fait les progrès les plus remarquables dans la langue maternelle ?

Dans les lycées et les collèges, et même dans les écoles primaires supérieures, il y a des prix de français plus ou moins importants. Dans les écoles primaires élémentaires, il y en a très peu ou pas du tout. Il faudrait que, dans chacune de ces écoles, on pût donner le prix de français au petit garçon ou à la petite fille, qui se serait donné le plus de peine pour bien apprendre notre langue. Ce prix serait, en quelque sorte, le prix d'honneur de chaque école primaire, et la remise en serait accompagnée d'une certaine solennité. Il consisterait en un beau livre, un de ces livres que l'on conserve toute sa vie, et en un beau diplôme qui suivrait l'enfant dans toute sa carrière, qui assurerait aux garçons un bon accueil au régiment, qui faciliterait à tous l'accès d'une place ou d'un emploi. La tâche à assumer serait importante; mais la récompense serait si belle ! Cette œuvre, à l'objectif précis, nettement délimité, exercerait une action bienfaisante jusque dans le plus petit village d'Alsace. Grâce à l'émulation créée par un beau prix, tous y apprendraient le français avec plus de zèle et aimeraient la France avec plus de ferveur.

Tel était le projet qui fut conçu avec une lumineuse spontanéité. Il restait à le réaliser. Il importait de grouper autour des deux initiateurs, le plus de bonnes volontés possible. Un comité fut formé sous le haut patronage de M. Millerand, président de la République, et de M. Poincaré, président du Conseil.

La première réunion de ce Comité eut lieu au mois d'avril sous la présidence de M. Léon Bérard. Le ministre de l'Instruction publique lui assura le concours de sa haute influence et celui des fonctionnaires de l'administration. Un de ceux-ci, et non des moindres, M. Charléty, recteur de l'Université de Strasbourg, qui ne cessa par la suite de donner au comité la collaboration la plus dévouée, la plus active et la plus éclairée, y préludait très efficacement en le renseignant sur la situation des écoles dans les deux départements. Grâce à lui, on savait qu'ils comptent 1.788 écoles, des différentes confessions, officielles ou libres, et qu'il importait donc de disposer d'un nombre égal de livres pour être offerts en prix. Il remettait, en outre, pour toutes fins utiles, la liste des inspecteurs primaires. Le problème financier se posait. Grâce à l'empressement personnel des membres du comité, grâce au jeu de leurs relations, grâce à la représentation de gala organisée au Trianon-Lyrique, sous les auspices du baron de Berckheim et de la baronne de Watteville et dont la recette attribuée à l'œuvre fut de 10.000 francs, il fut résolu. Restait à choisir les livres destinés aux petits enfants d'Alsace. Choix délicat et qui fut fait avec tout le tact et tout le sens artistique qu'il fallait. Chaque prix devait être accompagné d'un diplôme dont l' « oncle » Hansi, toujours prêt à donner pour ses chers petits « neveux et nièces » avait exécuté la composition en couleur, et sur lequel M. Léon Bérard avait voulu apposer la signature du grand-maître de l'Université. L'effet moral devait être immense. Il le fut, en effet.

Ainsi, grâce à l'activité, au zèle, au dévouement de tous, toutes les difficultés avaient été résolues, tous les objectifs atteints, et l'on était arrivé au 14 juillet, date acceptée pour la distribution du prix de français. La récompense de tous ces efforts fut aussi émouvante qu'éclatante.

Quelques membres du Comité avaient tenu à se rendre en Alsace pour examiner comment le prix était distribué et accueilli, si cette distribution avait lieu avec la solennité désirable. Ils avaient choisi Colmar comme centre d'observation. Ils n'eurent pas lieu de regretter leur déplacement.

Plus de 400 enfants, délégués par les différentes écoles primaires de la ville, étaient réunis le matin dans le hall de gymnastique de l'École Pfeffel. Sur l'estrade, avaient pris place MM. Valette, préfet du Haut-Rhin, Sengel, maire de Colmar, le général de Berckheim, les colonels Barrard et Burtchell, le secrétaire général, le sous-préfet, bref toutes les autorités, qui avaient tenu à répondre à l'invitation de l'inspecteur d'Académie et à prouver ainsi l'intérêt qu'elles portaient à l'Œuvre. Son Comité était représenté par Mme F. Langweil, à qui les enfants de Colmar savent tout ce qu'ils doivent, par Mme la baronne de Berckheim, par MM. Hubert Morand et Hansi.

La fête fut à la fois belle et touchante. Elle débuta par une admirable cantate de Beethoven, chantée comme on n'entend guère chanter qu'en Alsace. Une remarquable allocution de M. Brunet, inspecteur d'Académie, fut suivie d'une improvisation charmante de M. Hubert Morand, du Journal des Débats, qui possède l'art si difficile de savoir parler aux enfants et qui put constater avec joie à quel point il était compris par son jeune auditoire alsacien. Puis ce fut la distribution du grand prix de français et de son diplôme au meilleur élève de chaque école colmarienne.

Dans l'après-midi, les membres du Comité se rendirent à Wintzenheim, village natal de Mme Langweil. Là, ce fut un accueil d'une émouvante bonhomie, auquel participèrent, avec une cordiale solennité, les pompiers et la musique municipale. Dans la petite salle de l'école, garçons et filles chantèrent et récitèrent en français, et de tout cœur. Les prix de français furent remis par M. le maire de Wintzenheim et les membres du Comité. En dehors des prix officiels du Comité, Mme Langweil avait offert quantité d'autres prix.

De Wintzenheim, on s'en fut à Turckheim, à l'entrée de la vallée de Munster. Quel cadre pour une fête civique de ce genre, que cette jolie ville, appuyée sur les coteaux de vignobles, derniers contreforts des Vosges toutes proches, avec sa grande porte de la Cigogne, où passa Turenne, sa charmante place, son clocher pointu aux tuiles vertes et blanches ! Sur la place de l'Hôtel-de-Ville, précisément, se tenaient la musique, les pompiers et les enfants de l'école, sauf les lauréats. Dans la grande salle de l'hôtel de ville, M. Baradé, maire de Turckheim, entouré du Conseil municipal, attendait et recevait la délégation du Comité de l'Œuvre. Debout, immobiles, comme encadrant le groupe des autorités, deux vétérans portaient les vieux drapeaux de l'autre guerre. Les lauréats avaient déjà pris place dans la salle, ainsi que des jeunes filles en costume alsacien qui, fidèles à une vieille et aimable tradition locale, étaient chargées de présenter aux invités le vin doré de Turckheim, le kougelhof et le pain d'anis. M. Baradé, dans un discours d'un patriotisme ardent et éclairé, dit aux lauréats la gloire et les beautés de la langue française. Il tint à distribuer lui-même les prix, auxquels la municipalité en avait ajouté d'autres, offerts par elle-même. La ville de Turckheim a donné là un exemple qui ne manquera pas d'être suivi, cette année, par de nombreuses municipalités alsaciennes.

La cérémonie de Turckheim se termina par une Marseillaise comme il ne fut pas donné d'en entendre souvent, même à Strasbourg, pays de la Marseillaise. Attaqué par l'orchestre et par les enfants des écoles qui se trouvaient sur la place, l'hymne fut entonné en même temps par les lauréats dans la salle. Un chef d'orchestre unique, assis à califourchon sur la fenêtre, dirigeait, deçà et delà, de chacun de ses bras, les deux ensembles, qui, grâce à son unique et double impulsion, n'en firent qu'un, d'une perfection absolue. La Marseillaise, ce jour-là, est montée au ciel comme une fougueuse action de grâces pour la France et la langue française.

Le même jour, et les jours suivants, dans toutes les villes et tous les villages d'Alsace, se déroulaient des cérémonies analogues. Partout lauréats et lauréates, la fête terminée, rentraient à la maison, portant fièrement sous le bras leur beau prix de français dont le diplôme, signé par le ministre de l'Instruction publique, affirmait officiellement et augmentait si favorablement la valeur.

Le comité de l'Œuvre possède de nombreux et impressionnants témoignages de l'immense effet moral produit. Mme F. Langweil a reçu des petits lauréats des lettres de remerciements qui forment la collection la plus suggestive et la plus touchante. Elles sont innombrables, ces lettres écrites fièrement en français par des petites filles et des petits garçons, tout éblouis encore de leur nouvelle gloire scolaire. Je ne puis en détacher que quelques lignes, prises à peu près au hasard dans un précieux ensemble. Zussy Otton, de Geishouse, écrit : « J'ai ce livre devant moi, je vois les belles images dessinées par notre oncle Hansi. Avec un sentiment de satisfaction, je les vois partir, tous ces Boches, nos oppresseurs d'avant-guerre. » Pierre Mura, d'Urbès, a de pures ambitions : « Permettez-moi, madame, de vous remercier de ce magnifique prix intitulé le Plutarque de la jeunesse, qui m'a causé une grande joie, vu que ce livre expose la vie des grands hommes de l'histoire, que je voudrais bien imiter. » Cécile Kammerlé, de Kienlzheim, qui a reçu comme prix une Vie de Jeanne d'Arc, exprime sa joie en termes chaleureux, mais peu diplomatiques : « Ce précieux prix de français m'a fait oublier toute la peine qu'il m'en a coûté pour l'apprendre. Je l'ai montré à toutes les élèves de la classe, et toutes en étaient enchantées, et elles ont pris la résolution de ne reculer devant aucun effort pour l'obtenir l'année prochaine, si madame vit encore. C'est pour cela que nous prions Dieu de vous donner une longue, longue vie, pour que beaucoup d'enfants aient encore souvent le plaisir de recevoir de si jolis livres de prix. »

Goûtez ce charmant tableau de famille, brossé par Louise Sargand, de Bettendorf : « Je regarde souvent les belles images du livre avec mes frères et sœurs. J'en ai sept. Mon père nous raconte alors du temps de la guerre et des Boches, et nous sommes si contents d'être Français ! Mes petits frères deviendront de bons soldats, et je les aide chaque jour à bien apprendre leur leçon, car la France n'aime pas les ignorants. Ils se donnent beaucoup de peine. Nous chantons alors ensemble : Vive la France, l'Alsace et la Lorraine ! »

Je terminerai en citant un passage d'une lettre de l'inspecteur primaire de Mulhouse-campagne : « Cette fête fut souvent touchante, et elle produisit une très heureuse impression, tant sur les élèves que sur les notables ou les parents présents. Les ouvrages envoyés étaient beaux, d'ailleurs, d'aspect flatteur et en même temps à la portée des enfants. Nos jeunes lauréats les liront avec plaisir, on commence à lire beaucoup dans nos écoles, puis ils les feront lire à leurs frères et sœurs ou à leurs camarades. Ils les conserveront précieusement, comme un témoignage de leurs efforts d'écoliers et avec un sentiment de reconnaissance pour ceux qui les leur ont offerts, avec aussi un sentiment de gratitude pour la France, dont ils se sentent aimés. » On ne saurait mieux caractériser et résumer l'effort accompli et réalisé. Quand on songe qu'en trois mois, un tel programme put être conçu et exécuté, on peut entrevoir dès à présent les plus brillants et les plus féconds résultats en ce qui concerne la distribution des prix d'honneur de français à la fin de l'année scolaire 1924. Aux concours de la première heure d'autres se sont ajoutés, d'autres s'annoncent. Et l'on en espère d'autres encore. Car il faut que l'œuvre du prix de français puisse, en juillet prochain, récompenser aussi, et d'une manière aussi délicate que flatteuse, on y songe, les instituteurs et les institutrices qui ont travaillé, avec tant de zèle et de désintéressement, pour l'Alsace et pour la France.

Adrien Vély

Source : Revue des Deux Mondes, Tome 19, 1924


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