WINTZENHEIM 39-45

L'Alsace des enfants - A qui le Prix de Français ? 


I - L'air des Vosges

Ne vous semble-t-il pas que nous sommes en train de vieillir un peu vite ? Des propos de Français contre la France, un banquet d'intellectuels où l'on a vu des poètes frapper une femme, des manifestes chagrins contre la civilisation signés par des jeunes hommes qui s'expriment avec l'amertume des vieillards, tout cela vous donne une impression de décrépitude et de décomposition dont on aurait à s'inquiéter si ces agressions et ces outrances n'étaient le fait d'un petit nombre d'excités ou de fantaisistes de mauvais goût. N'importe ! Les gestes, les paroles, les manifestations de cette sorte agitent un poison dans l'atmosphère. On a le besoin de se baigner dans un autre air où l'on ne risque pas de respirer le crime, la trahison, le suicide, tout ce qui constitue, d'ordinaire, la pourriture des sociétés décadentes. Et où se reposerait-on mieux des paradoxes de la société des hommes que dans la simplicité saine de la société des enfants ? C'est pourquoi, avec quelque hâte joyeuse, j'ai profité des menues vacances du 14 juillet pour m'éloigner des fakirs intellectuels, des visionnaires, des surréalistes. Je suis revenu m'installer dans un coin de la petite classe où jadis nous avons connu la santé de l'esprit, la naïveté des enthousiasmes, la spontanéité des jeux. La petite classe n'a pas changé. Elle est demeurée celle qui jadis fut la mienne, et qui fut la vôtre. Et cependant j'avais été la chercher, cette école d'équilibre, de bon sens, de foi familiale et nationale, en des horizons qui nous étaient naguère presque interdits, dans le pays où passe l'air réconfortant des Vosges, dans l'Alsace redevenue nôtre, du côté de Colmar où m'avait appelé Hansi.

Langweil

La plaquette en bronze (œuvre de Mme Berthe Noufflard)
offerte aux maîtres et maîtresses qui ont le mieux appris le français à leurs élèves
(collection Guy Frank)

II - La résurrection d'une langue

"Venez donc assister, chez nous, à la distribution des prix de français dans nos écoles. Vous verrez que vous ne regretterez pas votre voyage." Et je n'ai pas regretté mon voyage.

Mais d'abord il faut que je vous explique ce qu'est le prix de français en Alsace. Vous devinez bien que cette récompense prend là-bas beaucoup plus d'importance encore que chez nous. Après Francfort [Le Traité de Francfort du 10 mai 1871 entérine l'annexion de l'Alsace-Lorraine à l'Empire allemand de 1871 à 1918], après la perte des chères provinces, les Allemands estimèrent que la seule chance qu'ils eussent d'imposer leur domination durable dans le pays conquis était d'y imposer leur langue. Ils n'hésitèrent point à substituer brutalement et immédiatement une langue à une autre. L'étude de l'allemand, n'oublions pas cela, fut non seulement obligatoire, mais exclusive dans toutes les écoles primaires. Dans les lycées et collèges, l'enseignement du français, considéré comme langue étrangère, fit seulement l'objet d'une ou deux classes par semaine et fut donné par des maîtres allemands. L'œuvre de substitution et de destruction s'affirmait encore ici sous un autre aspect et avec un simple voile. Mais les élèves de l'enseignement secondaire résistaient à cette entreprise, car ils apprenaient dans leur famille l'usage de la langue française que l'on continuait de parler très pure dans les foyers. Les jeunes gens d'ailleurs, les jeunes filles surtout, pouvaient aller se perfectionner par des séjours dans notre pays, et il ne faut pas oublier l'œuvre de ces bonnes Françaises, les Sœurs de Ribeauvillé, obstinées à maintenir le verbe national dans l'éducation des petites Alsaciennes qui leur étaient confiées. Dans les campagnes, malheureusement, l'envahisseur réalisait complètement son programme : grâce à la rude discipline de l'école, l'allemand remplaçait peu à peu et presque complètement le français. Quand nous délivrâmes l'Alsace en 1918, la plupart des Alsaciens qui habitaient loin des villes ne parlaient plus notre langue.

Si, alors, nous avions voulu employer la méthode dont les Allemands avaient usé en Alsace, nous aurions interdit d'une façon absolue l'enseignement de l'allemand à l'école primaire des provinces reconquises. On a préféré adopter un procédé qui, nous l'espérons, ne sera que transitoire. A côté du français, on continue d'enseigner - trois heures par semaine - l'allemand dans les villages. Et comme, d'autre part, des curés persistent à faire leur catéchisme en allemand, il n'est pas bien sûr que notre langue nationale ne soit pas la dupe en cette affaire. Il y a, je sais bien, en Alsace, des apôtres du bilinguisme, dont certains comparent aux Bretons les Alsaciens, et qui disent : " Pourquoi ceux-ci comme ceux-là ne continueraient-ils pas à parler leur langue tout en restant d'excellents Français ? " Exemple mal choisi, comparaison inexacte. La langue allemande n'est pas la langue de l'Alsace, qui, tout entière, en 1870, parlait le français à côté de son patois et avec son accent aux inflexions cordiales. Si le celtique appartient aux Bretons, les enfants alsaciens parlent une langue étrangère dont l'usage leur fut imposé par la violence. Donc, le français d'abord, sinon le français tout seul.

Il y a deux ans et demi, en janvier 1922, une Alsacienne généreuse et de haute clairvoyance, Mme F. Langweil, qui a doté les musées de Strasbourg et de Colmar d'inestimables collections d'Extrême-Orient, et Hansi, le grand artiste colmarien, estimèrent que, pour favoriser l'étude de la langue française en Alsace, un prix de français devait être décerné chaque année dans les écoles. Sans doute vous imaginiez-vous que ce prix existait déjà, car il ne pouvait pas ne pas exister en Alsace ! Erreur. Cette récompense, sans doute, figure dans les palmarès des lycées et des collèges, et même dans celui des écoles primaires supérieures, mais il n'y a rien ou à peu près rien de semblable dans les écoles élémentaires, où surtout les encouragements s'imposent. Alors, l'Alsacienne et l'Alsacien, dont je vous parle, ont entrepris de combler cette lacune paradoxale. Avec le patronage du chef de l'État, qui était M. Millerand, du président du Conseil, M. Poincaré, avec le concours de M. Léon Bérard, de M. Charléty, recteur de l'Université de Strasbourg, et de ses inspecteurs d'Académie, ils ont créé l' "Œuvre du Prix de Français ", ce prix devant être en quelque sorte le prix d'honneur de chaque école primaire : sa remise aurait lieu avec une certaine solennité ; il consisterait en un beau livre accompagné d'un beau diplôme qui suivrait l'enfant dans toute sa carrière. L'idée bienfaisante s'est réalisée aussitôt. L'appel de Mme Langweil et de Hansi aux amis de l'Alsace a été entendu et, pour les années 1923 à 1925, on a pu réunir les fonds nécessaires pour envoyer des prix de français aux 1.788 écoles alsaciennes des différentes confessions, officielles ou libres. Quant aux livres ainsi attribués, ils ont été choisis avec infiniment de goût et d'intelligence sous le contrôle de l' "oncle " Hansi lui-même.

Wintzenheim

Après la distribution des prix de français à l'école de Wintzenheim : Hansi au milieu des enfants.

Phot. Vizzavona

III - Chez l'imagier de Colmar

Hansi, le bon géant, à la haute silhouette un peu courbée, au grand chapeau de feutre, aux petits yeux pénétrants, au sourire où se reflète toute la malice d'Alsace, fait partie du pittoresque de Colmar. Il appartient au vieux décor de maisons peintes, comme à la vie de la rue, de la brasserie où, le soir, devant un bock sans fin, il crayonne, corrige des épreuves ou accable de propos moqueurs son inséparable Glintz qui, avec le plus grand flegme, lui retourne flèches et carrelets [grosses aiguilles qui se terminent en pointes quadrangulaires], Glintz, un héros de l'amitié, le trésorier du Souvenir Français en Alsace en 1914, jeté, dès la déclaration de guerre, dans les prisons allemandes sur ces mots rageurs d'un policier : " Nous en tenons un de la bande. Il faudra qu'il paie pour tous les autres. " Pour avoir fait un peu des prisons de Hansi, Glintz est demeuré fort attaché à son ami, et Hansi, quand il est à Colmar, ne peut pas se passer de Glintz. Deux personnages d'Erckmann-Chatrian, parmi les plus expressifs et les plus absolument sympathiques.

Il faut voir Hansi chez lui, dans son entourage intime ou dans son cadre fastueux. L'intimité, c'est la délicieuse petite maison du boulevard du Champ-de-Mars, où s'accumulent les œuvres de l'artiste, ses souvenirs et ses reliques. Le cadre fastueux, c'est le vieux couvent médiéval des Dominicaines, devenu le musée d'Unterlinden, dont Hansi, par survivance de son vénéré père, est aujourd'hui le conservateur émerveillé. Ah ! comme cet artiste, agenouillé devant le génie des primitifs et tout saisi de ferveur devant le grand mystère du gothique, nous conduit avec passion parmi les cloîtres silencieux, vers la chapelle qui fut un oratoire de saintes et où tout le moyen âge s'épanouit dans un flamboiement de missel ! Et avec quelle joie, quand vous venez pour la première fois à Colmar, il vous voit trembler d'admiration sous le coup de foudre de ces prodigieux Grünewald dont il est si digne d'avoir la garde !

Tout près du musée, dans sa maison, l'une des mieux situées de la ville, Hansi redevient l'imagier tendre, malicieux, inspiré, de Colmar et de l'Alsace. A visiter son atelier, on comprend son art, son âme, tout son amour pour les faibles et les petits. J'ai trouvé ce faiseur d'images penché sur les croquis de son prochain album, quelque chose d'adorable qui sera offert aux enfants pour le prochain Noël, la merveilleuse histoire de saint Florentin d'Alsace, le bon saint d'Haslach qui protégeait les bêtes de chasse, comme saint Hubert, et se faisait comprendre des oiseaux, comme saint François d'Assise. Sur une petite table voisine, j'admire un jouet dessiné par Hansi et réalisé par un ouvrier d'art adroit et ingénu : tout un village alsacien en fête avec la petite église dominante et son clocher fuselé, les maisons avec leurs pignons à balcons ou à colombages, une oie effarée, la maison d'école, les drapeaux tricolores aux fenêtres, le maire qui va au-devant d'un cortège nuptial, le curé apparaissant au seuil de l'église, les bonnes Sœurs de Ribeauvillé traversant la place où il y a des chevaux de bois qui tournent, une balançoire, une boutique de bonbons, une marchande de gâteaux devant son éventaire abrité d'un vaste parapluie, des charrettes traînées par des vaches, de curieuses verdures réalisées par des fragments d'éponges trempés dans des verts, des peupliers, des sapins, des tilleuls.

Ailleurs, dans l'atelier, ce sont encore des jouets, des petits soldats de bois, toute une imagerie d'Épinal, de vieux numéros du tirage au sort avec des vignettes Second Empire ou même Louis-Philippe. Mais voici, parmi les aquarelles de Colmar, dans la couleur jeune des aubes, ou dans les nuits lunaires, parmi des faïences et des verreries dessinées par Hansi, non loin d'un buste de l'artiste par Sandos, de son portrait par Hornecker, voici l'admirable sainte Odile de Schultz, si fine, si royale avec sa crosse d'abbesse et le livre d'heures [livre liturgique destiné aux fidèles catholiques laïcs, à la différence du bréviaire, destiné aux clercs] où, par miracle, cet aveugle peut lire. Et je ne m'étends pas sur les collections de cires lorraines, de vieux bonnets d'Alsace, d'étains qui enrichissent cette demeure où l'on s'attarde et que l'on ne quitte point sans avoir feuilleté le livre de prison où cet artiste privé de ciel dessina les objets misérables composant son mobilier de captif et fixa des impressions et des pensées, dont certaines très grandes.

- Cela, me dit Hansi, c'est du passé, de la nuit, de l'horreur allemande. Demain, nous irons distribuer les prix de français à Beblenheim.
- Le village de Jean Macé ?
- Oui, et, dans la matinée, nous visiterons une grande demeure d'Alsace, où vous trouverez les hôtes les plus accueillants du monde, le château de Schoppenwihr, un nid de Français, qui, depuis quatre cents ans, appartient à la même famille, un foyer de notre tradition et de notre langue.

IV - Un nid de Français : Schoppenwihr

Le domaine de Schoppenwihr, arrosé par un bras de la Fecht, s'incorpore à la plantureuse plaine d'Alsace, dont les prés et les guérets [terrains labourés] sont coupés de bois. Avec ses futaies et ses clairières, où la vue rejoint des sommets couronnés de donjons, ses bouquets de grands arbres et ses vastes pelouses, ses ruisseaux d'eau courante, ses étangs cristallins, un parc magnifique de cinquante hectares réalise une atmosphère de fraîcheur et de gaieté. Les droites avenues à la française voisinent avec les allées sinueuses et les frondaisons qui caractérisent le jardin anglais. Le château reflète ses tourelles dans les pièces d'eau qui le cernent et les faîtes rustiques de jolies maisonnettes alsaciennes qui mettent dans cette noble résidence le pittoresque d'un véritable village.

Le château de Schoppenwihr est la résidence du général de Berckheim, qui commanda vigoureusement les groupes vosgiens pendant la guerre, petit-neveu et fils des généraux de Berckheim du Premier et du Second Empire, arrière-petit-fils de ce baron de Berckheim qui, au début de la Révolution, fut capitaine au régiment d'Alsace. La générale de Berckheim est la fille de cette espiègle et si jolie comtesse de Pourtalès que Winterhalter peignit parmi les beautés rieuses dont aimait à s'entourer l'impératrice Eugénie. Dans le salon de cette demeure, accommodé par l'artiste strasbourgeois Dock selon le style de la Renaissance, plafonds à caissons, colonnes et pilastres, consoles et lambris, cheminée monumentale, parmi les meubles exquis et les bibelots délicats du dix-huitième siècle, qui sont l'un des enchantements de ce lieu, dans une profusion de lumière douce, je m'arrête longuement devant le portrait de la comtesse Mélanie de Pourtalès, jeune femme de dix-huit ans aux yeux bleus expressifs, aux cheveux du plus bel or cendré, couronnant un front puéril auquel sied à merveille la mode des coiffures échafaudées. Une rose, rose pâle et blonde qui se plaisait à vivre dans une gerbe embaumée. La passion de la comtesse Mélanie pour les fleurs était si connue qu'à une fête donnée en son honneur le prince de Sagan prodigua pour vingt-cinq mille francs de camélias, ce qui équivaudrait à plus de cent mille francs de nos jours. Passion des fleurs dont a hérité sa fille, la gracieuse baronne de Berckheim, qui en a paré à profusion sa demeure et son parc. Et j'admire ce délicieux portrait d'une Alsacienne qui fut une si bonne Française. Il y a des choses qu'il n'est pas inutile de rappeler. La comtesse de Pourtalès, en 1868, fit à Berlin un séjour durant lequel elle put se rendre compte des formidables préparatifs auxquels se livrait le pays tout entier pour nous faire une guerre sans merci. Comme elle dînait chez M. de Schleinitz, ministre d'État prussien, et se trouvait à sa droite, elle entendit parler des progrès de la Prusse, de l'essor énorme pris par la maison de Hohenzollern et de ses idées d'expansion territoriale vers l'Ouest. Faisant allusion aux propriétés alsaciennes de la famille de Pourtalès, Schleinitz alla jusqu'à dire à la jeune femme :
- Belle comtesse, vous serez bientôt des nôtres. L'Alsace va devenir une des plus belles provinces de l'Allemagne.
Mme de Pourtalès revint en France toute secouée d'angoisse. En passant à Strasbourg, elle vit le général Ducrot qui commandait le 6e corps et elle l'avertit de ce qu'elle avait vu, entendu, senti chez nos voisins. Elle confia aussi ses craintes à l'empereur, qui ne se montra pas surpris. Mais il aurait fallu aussi convaincre une Chambre qui s'opposait à l'accroissement de nos forces militaires et de notre matériel. On peignit plus tard cette Parisienne réputée frivole, et pourtant si lucide, en Alsacienne pleurant douloureusement sa patrie. Cette fois, le sentiment populaire ne se trompait point. Je me suis incliné avec une respectueuse émotion devant le portrait charmant.

Les titres de propriété de la terre de Schoppenwihr remontent au quinzième siècle. Au seuil de la demeure, on peut lire cette fière inscription : " Cette terre n'a jamais été vendue et a passé de famille en famille par héritage ou mariage. " Pendant l'occupation allemande, son propriétaire, le général de Berckheim, n'était autorisé à y séjourner qu'un mois par an, avec défense de sortir du parc et sous la plus étroite surveillance policière. Depuis le retour de l'Alsace à la France, Schoppenwihr a de nouveau largement ouvert ses portes, accueilli des hôtes, donné des fêtes et des chasses. Et vous devinez avec quel entrain l'aimable et active châtelaine s'est attachée, avec Mme Langweil, à l'Œuvre du Prix de Français auquel une représentation de gala, présidée par Mme de Berckheim, voici deux ans, procura des fonds importants et nécessaires.

Autour de la table fleurie, nous avons beaucoup parlé du prix d'Alsace. Le temps passe vite. Les voitures s'avancent. L'heure de la fête scolaire a sonné. Nous nous dirigeons vers le village de Beblenheim.

Une lauréate, par Hansi

V - Dans le village de Jean Macé

En face des châteaux de Ribeauvillé, au pied de la hauteur où Zellenberg aligne ses maisonnettes, sur le flanc d'une colline chargée de vignes, s'étend le village de Beblenheim, le petit coin d'Alsace où un journaliste républicain proscrit par l'Empire, Jean Macé, vint chercher refuge, se révéla un merveilleux éducateur de l'adolescence et écrivit, avec d'autres livres de vulgarisation, sa populaire Histoire d'une bouchée de pain.

" Beblenheim ! Mon cœur se serre quand se remuent en moi les souvenirs attachés à ce mot. Jour béni entre tous les jours de ma vie fut celui où ma course errante me porta au commencement de mars 1850 dans ce village d'Alsace qui n'avait d'allemand que le nom. C'était la première fois en quatre mois que je frappais à une porte derrière laquelle il n'y eût pas à  parler politique. Le moyen d'en parler ! Un pensionnat de demoiselles ! " Ces lignes de Jean Macé situent et limitent la vie du proscrit dans son rôle de professeur de français et de vulgarisateur familier des sciences dans un établissement d'éducation de Beblenheim. Plus tard, on se souviendra que les écrits de Jean Macé en faveur de l'enseignement laïque , que l'initiative de la création de la Ligue de l'enseignement sont venus du lieu d'exil. Mais ces idées de Jean Macé, dans leurs applications politiques, ne pouvaient trouver aucun terrain de culture dans le village même où il se renfermait en son rôle de professeur de pensionnat, ni même, avant longtemps, dans le reste de l'Alsace. Quand M. Herriot nous parlait à la Chambre de " l'Alsace de Jean Macé ", cela ne signifiait pas grand'chose et cela réalisait même une erreur si le ministre entendait, par ces paroles, affirmer que les idées de Jean Macé étaient des idées alsaciennes. Non. Si le souvenir de Macé a été conservé avec respect et tendresse à Beblenheim, c'est parce qu'il y fut un éducateur lucide, appliqué, attachant, dont nombre de grand'mères d'aujourd'hui, dans toute la région de Colmar, se souviennent. Une demoiselle Vérenet, venue vers 1840 à Beblenheim pour rétablir sa santé, avait fait construire une coquette maison qu'on nomma le Petit-Château et où elle installa un pensionnat de jeunes filles. C'est là qu'en 1852, après le coup d'État, elle donna asile à Jean Macé, menacé d'arrestation, l'associa à son œuvre d'éducation et lui réserva un pavillon où il s'installa avec sa femme.

Je suis allé visiter la petite demeure aimable tout habillée de verdure devant laquelle, au loin, se dessine la ligne majestueuse des Vosges et s'étend l'horizon sans limites de la plaine du Rhin. Une plaque de marbre évoque le souvenir du séjour de Jean Macé en cette maison.

Guide cultivé, conseillé sûr, indulgent, Macé enseignait à la fois la littérature, l'histoire, les sciences, même la tenue des livres. Il racontait la vie des astres, le soir, par les belles nuits d'étoiles. Il composait des pièces de théâtre pour les chères enfants. Pendant un quart de siècle, le Petit-Château de Beblenheim eut son journal manuscrit hebdomadaire, la Ruche, rédigé par les élèves, où, sous la rubrique Faits intérieurs, se composait la menue chronique de la vie de pension, où, sous la rubrique Faits extérieurs, étaient publiés les souvenirs des anciennes élèves et des notes sur les faits locaux intéressants. Et il y avait aussi, pour les aimables soirées du dimanche, au Petit-Château, un feuilleton musical et dramatique. Quant à l'article de tête, il était constitué par le devoir de français jugé le meilleur. C'était une grande famille que ce pensionnat du Petit-Château, une famille où Jean Macé avait pris tout naturellement le rôle de père adoptif. Plus tard, après la chute de l'Empire et le Désastre, Jean Macé, rentré à Paris, devenu sénateur inamovible et fort occupé de politique, n'oubliait pas la chère pension de Beblenheim, comme en témoignent ces lignes touchantes adressées à une petite élève dont on lui avait dit qu'elle avait eu un gros chagrin et se considérait comme déshonorée pour avoir été inscrite au tableau noir des punitions : " Quand, devenue grande personne, vous verrez une pauvre créature du bon Dieu méprisée, avilie, montrée au doigt, rappelez-vous qu'un jour, à cent lieues de vous, un homme occupé de choses bien sérieuses a fermé ses livres et mis da plume en vacances pour venir consoler la petite condamnée du tableau noir. "

Un excellent homme, ce Jean Macé, et son souvenir plane en ce jour de distribution des prix de français sur ce village qui est aussi celui du vénéré doyen Pfister, de la Faculté des lettres de Strasbourg, l'historien Pfister qui fut couvert de lauriers à la dernière distribution des prix du lycée de Colmar en 1870 et qui eut la joie de présider, en 1919, la première distribution des prix du même lycée redevenu français.

L'éminent doyen nous apparaît tout heureux en ce jour de fête villageoise, tandis que nous le suivions dans la grande salle où se groupent fillettes et garçonnets. Les beaux livres sont là. Mais avant la distribution on exécute tout un programme de chants et de saynètes allégoriques. Les jeunes voix alsaciennes interprètent pieusement, à la manière d'un cantique, la Marseillaise, que nous entendrons partout dans toutes les écoles. Deux très gracieuses jeunes filles qui portent des noms aimés dans le monde de l'art et du journalisme, Mlle Béatrice Arsène-Alexandre et Mlle Françoise Dumont-Wilden, distribuent des bonnets de police aux garçons, des broches aux fillettes, et l'on devine si ces largesses de la présidente de l'Œuvre sont joyeusement accueillies. Quant au prix de français, il est décerné à une écolière, car, nous aurons à le constater presque partout, les petites filles sont, en français, les meilleures élèves dans cette région de Colmar où, pendant l'occupation, les femmes ont opposé la résistance la plus active à tout ce qui était influence allemande, faisant des conférences et organisant des leçons de français. Parmi les livres distribués, les albums de Hansi, Mon village, l'Alsace heureuse (sur lesquels auteur et éditeur ont fait ici abandon de leurs droits), ont un succès exceptionnel. Hansi est adoré des enfants qu'il comble de bonbons, qui le suivent dans les rues, lui montrent leurs livres et chantent avec lui, devant un nid haut perché, le chant " à la Cigogne ". Et c'est tout juste si notre ami peut s'évader des exigences de cette popularité touchante pour assister avec nous au " vin d'honneur " qui réunit joyeusement tous les invités autour du bon maire de ce beau village d'Alsace.

Wintzenheim

A Wintzenheim : la ronde des "moyennes" autour des Sœurs de Ribeauvillé, photo Vizzavona
(collection Guy Frank)

VI - Wintzenheim, Colmar, Andolsheim - Conclusion

La même joie, les mêmes représentations enfantines, avec des variantes dans les programmes, les mêmes hymnes à la patrie, les mêmes vins d'honneur, avec de petits discours alertes, spirituels, saisissants, ont caractérisé toutes les fêtes des distributions des prix de français dans les écoles, confessionnelles ou interconfessionnelles, des villages de la région colmarienne que nous avons visités entre le 12 et le 15 juillet. " Vous êtes, a dit joliment aux élèves M. l'inspecteur d'Académie Brunet, vous êtes un peu les héros d'un livre qu'on vient de vous distribuer : l'Alsace heureuse. On attend beaucoup de vous. Il faut que vous sachiez le français aussi bien que les autres, sinon mieux que les autres. " A Wintzenheim, de très habiles éducatrices, les admirables Sœurs de Ribeauvillé, auxquelles la France ne manifestera jamais assez de gratitude et dont un si grand nombre pendant la guerre connurent les prisons allemandes, nous présentèrent des petites filles qui jouèrent la comédie en un français souple et alerte. A Andolsheim, où présidait paternellement le général de Berckheim, dont nous voudrions pouvoir reproduire la charmante allocution, nous entendîmes parler de la France avec une émotion grave qui nous mit les larmes aux yeux. A Colmar, fillettes et garçons chantèrent de vieux airs de notre pays avec cet accent d'Alsace auquel notre sensibilité ne reste point indifférente. Ici et là, on fit, dans l'attribution des récompenses, la part des instituteurs et des institutrices alsaciens qui ont dû réaliser un si louable effort personnel pour se perfectionner eux-mêmes dans l'art d'enseigner notre langue et qui ont reçu la plaquette de bronze dont nous reproduisons, en tête de cet article, la fine image symbolique. Dans l'après-midi du 14 juillet, le très aimable préfet du Haut-Rhin et Mme Gasser recevaient les meilleurs élèves des écoles primaires dans les jardins de la préfecture, ce qui fut la fin et le couronnement de ces fêtes.

Et maintenant, écoutez ce qu'il faut bien qu'on vous dise : l'Œuvre du Prix de Français en Alsace est une œuvre belle, nécessaire, indispensable. Mais il faut qu'on la fasse vivre. Il faut que l'on trouve, chaque année, les quarante mille francs nécessaires pour acheter les prix de 2.000 écoles de villages. Envoyez des dons ou envoyez des livres [chacun des prix de français distribué par l'Œuvre coûte de 20 à 30 francs]. Ah ! j'en suis sûr, bien des familles françaises, en souvenir d'un enfant tombé à l'ennemi ou d'un héros sauvé de la mort, voudront adopter une école d'Alsace et la doter d'un prix portant le nom d'un disparu, d'un mutilé, d'un survivant glorieux. Contribution modeste qui sera consentie avec élan, avec fierté, avec l'idée émouvante que, grâce au beau livre envoyé là-bas, une fillette ou un petit garçon d'un village alsacien, Suzel ou Yerri, dira avec un français plus pur, l'an prochain, à la fête de l'école, son hymne d'amour à la France.

Albéric Cahuet, L'Illustration n° 4299 du 25 juillet 1925


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