Hélène
Schira, née Schaffar (photo
Guy Frank, 27 mai 2004)
Nous étions
le 11 janvier 1945. Ce jour là, tante Emma de Bennwihr, qui s'était réfugiée
chez nous avec ses enfants Jean et Jacqueline après la destruction de son village, était triste. Son mari Charles
Schille était hospitalisé, ses jours étaient comptés. Emma ne voulait pas
quitter la cave, seul endroit où elle se sentait en sécurité. Angoisse prémonitoire
? Deux autres tantes, Augustine Clor et Jeanne Grawey (nées Schaffar) sont
venues nous rendre visite pour voir comment allait Emma.
Maman (Mélanie Schaffar, née Clo) leur a dit que Emma restait prostrée à la cave. Elle n'osait pas monter. Tantes Augustine et Jeanne sont descendues pour lui expliquer que ce jour là, tout était calme à Wintzenheim. On n'avait entendu aucun coup de canon. La discussion a réveillé ma fille Gaby, âgée de 20 mois. Nous sommes alors toutes montées à la cuisine, où j'ai assis Gaby sur la table pour lui mettre ses petites pantoufles.
C'est à cet instant précis qu'une explosion effroyable s'est produite sous nos pieds. Un obus est tombé sur le toit de la maison voisine, au 15 place de la République (Marikplatz), chez Augustine et Henri Thomas. Il a traversé le buffet de leur salle à manger, puis une pièce du logement de Madeleine Freyburger, notre propre "Stube", avant de finir sa course dans notre cave.
Les dégâts étaient considérables, mais, Dieu soit loué, nous étions vivantes. La visite de mes tantes nous a sauvé la vie. A la cave, tout était sens dessus-dessous, la poussière et les plumes de nos duvets rendaient l'air irrespirable. Plus tard, nous avons remonté dans les pièces restées intactes de notre petit logement ce qui était encore utilisable. Le soir, nous nous sommes installés pour dormir sur les matelas déchirés, posés à même le sol. Ma sœur Marlyse a passé la nuit chez notre voisine Maria Muller.
Le 13 place de la République, au fond du Marikplatz (huile de Micheline Frank, 2002, d'après une photo prise en 1977 par Gilbert Bombenger)
Le lendemain, 12 janvier, nous avons passé la journée à déblayer la cave. C'est cette nuit là qu'eut lieu l'incendie tragique qui dévasta la rue de la Victoire (Wolfsgasse), à quelques dizaines de mètres seulement de chez nous. Plusieurs obus ont mis le feu aux maisons, et les suivants ont blessé et tué de nombreux civils et militaires venus combattre les flammes. Notre voisin, Joseph Muller, pompier bénévole, y a laissé sa vie, comme bien d'autres encore. D'heure en heure, le bilan s'alourdissait. Alphonse Freyburger, fils de la voisine, nous annonçait qu'un tel était blessé, tel autre porté disparu. C'était l'enfer…
Nous ne pouvions pas rester dans notre logement mal chauffé, au milieu d'un quartier bombardé jour et nuit. En fait, les Américains postés vers Ammerschwihr-Sigolsheim cherchaient à détruire des postes de transmissions allemands camouflés dans plusieurs granges des alentours. Ce soir là, toute la famille a été accueillie dans la cave voûtée de l'actuel caveau Schwendi où logeaient déjà des dizaines de personnes. On y a appris que plusieurs familles s'étaient réfugiées dans d'anciens bunkers de la guerre de 1914-18, vers le Stauffen derrière le Hohlandsbourg. Le lendemain matin, nous sommes partis à pied, dans la neige, sacs au dos, pour nous réfugier loin du village. C'est ainsi que nous avons rejoint la famille René Holler.
La haut, la vie s'organisait comme on pouvait. A tour de rôle, nous cherchions l'eau potable à la fontaine des Dames. Elle coulait lentement, mais suffisait à couvrir nos besoins pour la cuisine. Tous les deux jours, mon père Auguste Schaffar et René Holler descendaient au village pour le ravitaillement. Il fallait surtout du lait pour ma fille Gaby et la petite Christiane Holler qui avait le même âge. Les hommes rapportaient aussi des pommes de terre qui étaient restées dans notre cave, un peu de viande et du pain. C'est ainsi qu'ils apprirent un jour que la maison Holler, rue du Maréchal Joffre (Rehlandgasse), avait été touchée par un tir d'artillerie, et que Auguste Jamm, le père de Juliette Holler, avait été tué le 17 janvier par un éclat d'obus.
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Photos du deuxième bunker, semblable au nôtre, habité en 1945 par la famille Kretz (collection Guy Frank) |
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Nous
avons passé trois semaines dans cette casemate, en pleine forêt. Jusqu'à la
Libération. Le bunker n'avait pas de porte. Seule une couverture accrochée à
l'entrée nous protégeait du froid. Pour la vaisselle et notre toilette
sommaire, nous faisions fondre de la neige. Chaque semaine, je partais avec
Juliette vers Wettolsheim, pour faire des achats clandestins (hamstra) de lard,
de lait, d'œufs. Le 2 février au matin, nous avons entendu au loin des tirs d'artillerie
inhabituels. C'était la 5e D.B. qui passait à l'offensive pour libérer
Colmar. L'après-midi, mon père est monté sur le chemin de ronde du
Hohlandsbourg d'où il a aperçu les chars arrivant à Wintzenheim par la halte
de Wettolsheim.
Le 3 février, il est descendu avec moi vers le Baerenthal, où mes tantes Augustine Clor et Joséphine Holler possédaient une cabane aménagée. J'étais très malade, j'avais la gorge paralysée et ne je pouvais plus rien avaler, la nourriture me ressortait par le nez. Quand mon oncle Laurent a regardé ma gorge, il s'est écrié : "Mais Hélène, ta gorge est toute verte ! Il faudrait voir un médecin dès que possible !". Autour de la cabane tombaient des obus au phosphore tirés par les mortiers allemands fuyant par le chemin du Panorama. La neige brûlait littéralement autour de nous. Mais aucun ne toucha notre habitation de fortune.
Marie-Louise
Frank, née Schaffar (photo Guy Frank, 18 avril 2001)
Les autres membres des familles Schaffar et Holler ont également quitté le bunker le 3 février, après avoir entassé leurs affaires sur des grands traîneaux. Ma sœur Marie-Louise raconte leur descente (il s'agit de Marie-Louise Schaffar, la maman de Guy Frank. Elle avait 12 ans en 1945) :
Vers la chapelle des Bois, nous sommes tombés sur deux sous-officiers allemands qui nous ont menacés avec leurs armes. "Halte ! Où allez-vous ?". Nos explications ne les ont pas convaincus. Ils nous prenaient pour des observateurs au service des libérateurs. "Les femmes et les enfants peuvent poursuivre leur chemin, mais les hommes viennent avec nous !". Au même moment, Juliette s'écrie : "Regardez là en-bas : les Américains arrivent !". Les Allemands n'ont pas demandé leur reste, et ont fui dans la forêt toute proche. Nous avons pu poursuivre notre descente vers Wettolsheim, encore tout tremblants de peur. A notre arrivée dans le village, les habitants nous ont dit que nous avions eu de la chance. Voyant que les Américains voulaient nous tirer dessus, ils leur ont dit : "Ne tirez pas ! Vous voyez bien que ce sont des civils, il y a des enfants avec eux". Décidément, un ange gardien nous suivait de près. En revenant vers Wintzenheim par la Feldkirch, nous avons croisé de nombreuses dépouilles de soldats et des cadavres de chevaux…
Quelques jours plus tard, nous apprîmes que le Dr Kretz était revenu à Wintzenheim. On m'a emmenée à son cabinet et il a diagnostiqué une grave diphtérie. Il m'a rédigé une ordonnance, en me disant que si je pouvais trouver ces piqûres, elles pourraient me guérir. Toute malade que j'étais, je suis partie à vélo et j'ai fait le tour des pharmacies de Colmar, sans succès. Rue Vauban enfin, je suis tombée sur Marguerite, la fille du Dr Pflimlin de Wintzenheim. Quand elle a entendu que j'étais la petite fille de Elias Clo, bien connu dans le village, elle est allée parlementer à l'arrière de l'officine et est revenue avec les piqûres tant convoitées.
Je suis retournée chez le Dr Kretz qui m'a fait les injections quotidiennes, et après quelques jours, je commençais à aller mieux. J'étais sauvée. J'appris par la suite que de nombreuses personnes blessées par les tirs d'artillerie sont ensuite mortes de diphtérie à l'hôpital Pasteur, où une véritable épidémie faisait des ravages.
Quelques semaines plus tard, la vie avait repris son cours. La maison avait été réparée tant bien que mal, on avait remplacé le poêle à bois coupé à ras par l'obus. Un jour, l'oncle Louis Dontenville est venu chez nous chercher des pommes de terre qu'il entreposait dans notre cave. Dans la maison Vogel où il habitait, la cave était trop froide, et tout y gelait. Son tas de patates avait diminué au fil des semaines, et en ramassant les derniers tubercules, il découvre… le cul de l'obus qui était tombé chez nous le 11 janvier. D'un diamètre de 21 centimètres, il était solidement fiché dans le sol. Il n'avait donc pas explosé, et c'est finalement le service de déminage qui est venu le récupérer au printemps 1945, après avoir fait évacuer le voisinage.
Nous l'avions échappé belle une nouvelle fois !
(témoignage recueilli par Guy Frank le 17 décembre 2003)
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