René
Furstoss (photo Guy Frank, 14 avril 2004)
En octobre 1944, j'ai reçu mon ordre d'appel pour être incorporé dans l'armée allemande, mais j'ai refusé de me soumettre à la Wehrmacht. Et au lieu de partir, j'ai contacté Aloyse Koch (père) le soir de mon mariage, le 16 octobre 1944, par l'intermédiaire de mon ami Raymond Sontag, le frère d'Auguste. Je voulais convenir avec lui d'un rendez-vous afin de rejoindre le groupe de maquisards réfugiés dans la forêt.
Le 18 octobre 1944 à 4 heures du matin, après une courte nuit passée chez une de ses tantes, Mme Kannengieser à Wintzenheim, je me sépare de mon épouse avec la promesse et l'espoir de nous retrouver bientôt.
Chargé de mon sac à dos bourré de victuailles, avec par dessus un carton de 5 kilogrammes de pâtes, armé d'un pistolet 08 allemand provenant de la collection de Raymond Sontag, et de munitions que m'avait procurées mon beau-frère Paul, je me présente au rendez-vous fixé au lieu-dit Baerenthal. J'y retrouve Aloyse Koch qui me remet une carabine allemande, son fils Marcel, Jules Miclo, Pierre Straehli, Paul Arnold et trois jeunes Ukrainiennes (Alexandra 18 ans, sa sœur Nina 16 ans, et Valentina 18 ans) qui s'étaient échappées de l'usine Daimler-Benz G.m.b.H., rue du Grillenbreit à Colmar où elles travaillaient de force depuis le 20 septembre 1943.
Chargé comme un mulet, je me fonds dans le groupe, et nous prenons des raccourcis pour monter en direction du Hohlandsbourg. Le trajet est pénible. Arrivés près du château, nous empruntons un sentier en direction du sud-ouest, puis un chemin conduisant à une châtaigneraie. Après avoir gravi un raidillon, nous arrivons près d'un contrefort où se trouve notre blockhaus.
Il s'agit d'une casemate allemande, vestige de la guerre de 1914-18, à 632 mètres d'altitude, située entre le Hohlandsbourg et le Stauffen, à environ 1h30 de marche du village. Elle est déjà sommairement aménagée. La tranchée, menant à l'entrée fermée par une porte rudimentaire en bois, est débroussaillée. Dans un angle, quelques moellons de granit forment un foyer pour la popote. A l'intérieur, une pièce unique fait 7 mètres sur 3, avec un plafond voûté haut de 2,50 mètres environ. Adossée au mur, une estrade faite de petits troncs d'arbres est couverte de branches de sapins : ce sera notre couche. En guise de porte-manteaux : des clous. Un banc nous sert à la fois de table et de siège. Pour limiter les courants d'air, la sortie de la casemate est camouflée et fermée par des pierres et des branches.
Je me souviens de la première nuit, passée sous la même couverture avec Alexandra, qui se blottit contre moi, grelottante de froid. Elle ne me raconte ni la Place Rouge, ni le café "Chez Pouchkine", mais pendant des heures, elle me parle de Victor Hugo, de Racine, de Chaliapine...
Début des années 2000, René Furstoss
fait visiter le blockhaus à son ami Lucien Brenner (photo Marcel Meyer)
Restant toujours sur nos gardes, nous partons chaque jour dans la forêt, par petits groupes, ramasser des champignons et des châtaignes que nous cuisine notre camarade Jules Miclo. Des tentatives de chasse restent vaines. Par contre, la corvée de bois doit être assurée quotidiennement, de même que l'approvisionnement en eau au Eberschebrennla, dont le débit est très faible. Les jeunes filles en profitent pour se rafraîchir. Chercher de l'eau nécessite une bonne heure de marche à travers la forêt. Le ravitaillement en vivres est assuré par des camarades qui descendent au village deux fois par semaine. Marcel Vogel, qui loge dans un blockhaus voisin, descend chez des amis de Wettolsheim, chez le garde forestier Keller à Saint-Gilles, ou chez Charles Burghart où il récupère des denrées et du linge de rechange que lui déposent là-bas ses parents. Marcel vit dans la forêt depuis début septembre.
Un jour, en compagnie de deux camarades, je rends visite aux occupants du blockhaus voisin, situé en amont, dans une futaie à environ 500 mètres au sud du nôtre. Dans cette casemate, qui avait été aménagée par le garde forestier Keller, se réfugient les frères Marcel et Paul Vogel, Alfred Geissler et René Schee, tous de Colmar. Je suis frappé par la carrure de Marcel. Avec sa mitraillette à l'épaule et son regard aux aguets, il est le type même du partisan. Quelques jours plus tard, il me sauvera la vie...
Durant ce séjour dans la forêt, je descends une seule fois au village, un samedi soir, pour rejoindre mon épouse. L'oncle et la tante ont la délicate attention de nous laisser leur logement. Cette nuit là, ils dorment ailleurs avec leurs trois enfants. La prudence est de règle. Le lendemain matin, vers 4 heures, nous nous disons un "au revoir" que nous mettons tacitement entre les mains du destin.
Quelques mètres après la synagogue, une ombre surgit :
- Halt ! Was machen sie hier ? (Stop ! Que faites-vous ici ?)
- Ich gehe Käse holen in den Vogesen. (je vais chercher du fromage dans les
Vosges)
- Gut... (Bien...)
Il s'agit d'une sentinelle allemande, mais probablement pas de
la pire espèce. J'avais mon "08" armé dans la poche, mais son
utilisation en plein village aurait déclenché une alerte générale, et
m'aurait été fatale, et sans doute aussi pour d'autres. Je rejoins mes
camarades au Baerenthal, puis ceux restés au blockhaus.
Extrait du Kolmarer Kurier du 7 novembre 1944
Tout va pour le mieux jusqu'au jour où des camarades, remontant du village, nous apprennent qu'un ressortissant d'origine allemande, Georges H., s'est vanté à l'épicerie Stoll d'avoir découvert un refuge de partisans près du Hohlandsbourg et qu'il allait faire le nécessaire pour qu'ils soient dénichés. Un membre de notre groupe veut descendre sur-le-champ au village pour régler son compte à l'individu. Nous arrivons à l'en dissuader, car un tel acte en plein village pouvait entraîner des représailles sur la population. Il est décidé de le supprimer dans la forêt, à la première occasion qui se présentera. C'est ce qui se produit le vendredi 27 octobre 1944. L'homme est abattu par un maquisard et aussitôt enterré dans la forêt.
Le lendemain, la Landwache (garde territoriale) avec une vingtaine d'hommes, effectue une battue mais elle rentre bredouille. Il faut dire que la battue s'est arrêtée juste avant de pénétrer dans le périmètre où se trouvent les blockhaus. Le 30 octobre 1944, deux gendarmes, Karl Marquardt *, le chef du poste de gendarmerie de Wintzenheim et Willi Höhn un gendarme de Turckheim, guidés par la fille de l'individu, Georgette G., se rendent dans la montagne. Au bunker, ils arrêtent trois maquisards et une femme russe tandis qu'Aloyse et Marcel Koch, Henri Eichholtzer, et cinq autres parviennent à s'échapper. On apprend la suite par le journal.
En effet, le 21 novembre 1944, alors que les troupes françaises libératrices entrent à Mulhouse, le Kolmarer Kurier publie un long communiqué sur l'affaire des deux gendarmes tués, ce qui est tout à fait inhabituel. Il tend à faire passer les faits pour un vulgaire meurtre ayant pour mobile le vol. Une récompense est offerte (10.000 marks) pour chaque meurtrier arrêté. Cette énorme récompense n'a cependant tenté aucun Alsacien.
René Furstoss après la guerre
(collection Lucien Brenner)
Dans l'après-midi du 30 octobre 1944, deux fonctionnaires de la Gendarmerie, au moment de l'arrestation de quatre personnes dans la forêt de Wintzenheim, arrondissement de Colmar, ont été assassinés par des coups tirés d'une mitraillette calibre 9mm, et dévalisés. Trois coupables sont en fuite, un a pu être arrêté (il s'agit de Nina, l'une des Ukrainiennes). Signalement des coupables :
1) Miclo Jules, célibataire, ouvrier d'usine, né le 26.1.1916 à Guémar, arrondissement de Ribeauvillé, taille 1,70 m, svelte, cheveux châtain, parle le dialecte alsacien, vêtu d'un pantalon de golf brun, vareuse brun-clair, feutre brun, bas de sport vert foncé, chaussures brunes sans tiges, pardessus beige avec ceinture.
2) Furstoss René, marié, employé de bureau, né le 27.4.1922 à Roppentzwiller, arrondissement d'Altkirch, taille 1,75 m, svelte, cheveux blond foncé, parle le dialecte alsacien, porte un pantalon de golf verdâtre, veste brun clair, casquette à visière bleu foncé et chaussures noires à tiges.
3) Prénom présumé Paul, à peu près 20 ans, taille 1,65 m, svelte, porteur de lunettes, cheveux blond foncé, parle le dialecte alsacien, vêtu d'un pantalon sombre rayé, veste de pluie verdâtre, sans couvre-chef.
Ont été volés :
1) un pistolet 08 N° 9145 et 2 chargeurs avec à peu près 20 balles,
2) une carabine polonaise N° 1084K avec environ 30 cartouches
3) une montre homme-réveil matin en métal blanc, de taille
passablement grande, cadran blanc avec chiffres arabes en noir de 1 à 12,
aiguille à secondes, au verso couvercle à ressort muni d'un remontoir à clef.
4) Un porte-monnaie en cuir brun foncé avec 2 compartiments
intérieurs, fermeture avec bouton pression ; contenu : un billet de 20 RM et
quelques petits billets.
5) Une trousse avec une clef d'appartement, une clef pour table
de bureau et une petite clef.
Pour la coopération à la découverte et à l'arrestation des coupables, une récompense se montant à 10.000 RM par coupable est offerte. Cette récompense est uniquement destinée à la population et non aux fonctionnaires dont la répression d'actes punissables est dictée de par leur devoir professionnel. La répartition de la récompense sera faite hors procédure légale. Les indications y afférentes qui, sur demande, seront traitées confidentiellement, sont à faire à la Police criminelle Mulhouse/Alsace - Commission de Meurte, ou à n'importe quel autre bureau de police.
Cet avis de recherche comporte plusieurs erreurs. Le signalement des partisans recherchés a probablement été fourni à la Police par la fille de l'individu, qui accompagnait les deux gendarmes pour les mener au bunker. Elle connaissait René Furstoss pour l'avoir déjà croisé au village. Par contre, Jules Miclo n'était plus au bunker le jour du drame. Elle voulait probablement désigner Marcel Vogel qui avait été menotté à son frère Paul après leur arrestation au bunker. Et c'est eux qui, au cours de la descente vers le Saint-Gilles et à la faveur d'une bousculade, ont réussi à s'emparer d'un pistolet mitrailleur et à neutraliser les deux gendarmes avec le concours de René Furstoss. Toujours est-il que les trois maquisards ont réussi à prendre la fuite. Ils se sont réfugiés au presbytère de Zimmerbach, avec d'autres évadés et réfractaires cachés par l'abbé Vuillemin. C'est là que René Furstoss apprend que, suite à cette affaire, sa mère et son épouse ont été arrêtées et incarcérées à la prison de Colmar.
Sources :
- Témoignage de René Furstoss recueilli par Guy Frank le 14 avril 2004
- FFIA Wintzenheim, Compte-rendu concernant l'affaire Hoffmann, René Furstoss, 27 février 1945
- Du maquis du Hohlandsbourg au presbytère de Zimmerbach, René Fustross, 1995
- Das Drama bei der Hohlandsburg, Le Nouveau Rhin Français du dimanche 17 juin 1945
- René Meyer, Dans les Maquis d'Alsace, Saisons d'Alsace n° 124 - Été 1994 (1944 - Vers la Libération)
* Il s'agit de Karl Marquardt, Meister der Gendarmerie, né le 18 octobre 1893 à Leopoldshafen Kreis Karsruhe, et Willi Höhn, Bezirksoberwachtmeister, né le 26 novembre 1889 à Mönchröden Kreis Coburg. Leur acte de décès précise qu'ils sont morts le 30 octobre 1944 à 16h30 à Wintzenheim, dans la forêt (Flur 85/1 Abteilung VII Eichwald). Todesursache : ist bei einem Dienstgang durch Unbekannte erschossen worden (cause de la mort : fut abattu par des inconnus lors d'une ronde dans l'exercice de ses fonctions)...
René Furstoss est décédé à Wintzenheim le 6 août 2004.
Durant la période nazie en Alsace, une partie des établissements Kiener, rue du Grillenbreit à Colmar, fut réquisitionnée dès novembre 1940 au profit de l’entreprise allemande Daimler-Benz. Elle y produisait des pièces pour moteur diesel destinés aux avions DB-605 au profit de la Luftwaffe. Fin 1941, Daimler-Benz comptait 741 employés dont 78 femmes. Mais étant donné que le nombre d’employés ne suffisait pas, les « Daimler-Benz Werke, Kolmar » décidèrent de faire venir des travailleurs forcés de l’Est, des « Ostarbeiter ». En décembre 1942, l’usine comptait 100 « Ostarbeiter » et un effectif global de 1172 hommes et de 230 femmes. De janvier 1943 à juillet 1944, le nombre de femmes s’élevait à 682. Les femmes ou « Ostarbeiterinnen » logeaient sous étroite surveillance dans un édifice qui formait l’angle de la Place Jeanne d’Arc à proximité des établissements Kiener.
(source : Le Kommando A10 de Colmar et le camp d’Urbès)
![]() Valentina |
![]() Nina et Alexandra |
Nina |
A gauche:
Date 5.2.45 ou 47
"comme souvenir à Zoya de son amie Valentina"
A droite:
"Pour un long et aimable souvenir à ma chère et bien-aimée amie Zoya S de Nina K
Pendant la terrible guerre d'Allemagne où nous travaillions toutes les deux
sur une même ligne dans la ville de Colmar. Zoya, souviens-toi
quand tu me regardes, l'usine et (......?) dans le hall"
Merci à Julien Vecci pour la fourniture de cette traduction.
Copyright SHW 2024 - Webmaster Guy Frank