WINTZENHEIM 39-45

Robert Clor, victime de Klaus Barbie


WintzenheimRobert Clor au 151e Régiment d'Infanterie vers 1941-42 (collection Yvonne Clor)

Robert Clor raconte :

Je suis né le 4 février 1922 à Wintzenheim. Je me suis évadé d'Alsace le 11 juillet 1941, en compagnie de René Schmitt, pour ne pas être enrôlé de force dans le RAD (Reichsarbeitsdienst) allemand. Le 18 juillet 1941, je signais un engagement de trois ans au 151e R.I. à Lons-le-Saunier (Jura). J'ai été démobilisé le 28 novembre 1942 après que les Allemands aient occupé la France entière et j'étais titulaire d'une permission renouvelable jusqu'au 28 février 1943. Enfin, je fus placé en congé d'Armistice le 1er mars 1943.

Bien avant cette date, c'est-à-dire le 15 décembre 1942, j'ai signé un engagement pour la durée de la guerre comme agent P2 dans le Réseau de Renseignements et de Transmissions "Électre Bouleau", commandé à ce moment-là par le colonel Jean Fleury.

Ma première mission consistait à ramasser chaque jour, matin et soir, les télégrammes dans différentes boîtes aux lettres se trouvant aux quatre coins de Lyon. Ces télégrammes étaient destinés soit à Londres, soit à Alger. Tous les jours, j'ai changé le poste émetteur d'emplacement parce que, à ce moment-là, nous ne possédions qu'un seul poste. De plus, je m'occupais de la protection des opérateurs pendant leurs transmissions. Je me rappelle de quelques noms de Réseaux, dont nous étions responsables des transmissions : Vector, Raoul, François, Etienne et, bien sûr, Max dont nous ignorions à cette époque la véritable identité, Jean Moulin.

Notre adjoint au Colonel Jean Fleury, nommé Cazenave, nous a malheureusement quittés à la suite d'un accident d'avion sur la route de Londres. Il fut aussitôt remplacé par Jacques Salomon Richet, alias commandant Renal. Début 1943, nous possédions deux postes émetteurs et comme agents : moi-même, Robi alias Jules Bizet et deux radios opérateurs de la Marine, des vrais : Félix - Berger ou Suchard.

De jour en jour, les télégrammes devenaient plus nombreux et, de ce fait, il fallait élargir notre champ d'action. Richet, commandant Renal, m'a confié une mission très délicate, qui consistait à créer d'autres secteurs, à chercher des emplacements pour faire nos émissions dans d'autres villes que Lyon. A Lyon, les Allemands avaient installé une centrale de goniométrie avec cinq ou six voitures pour détecter les radios clandestines. C'était vraiment une mission difficile que de chercher des emplacements pour pouvoir travailler avec un poste émetteur dans une ville où je ne connaissais personne. Souvent, lorsque je frappais à une porte, les gens se méfiaient et il leur fallait un certain temps de réflexion, voire des journées, avant de donner leur accord. N'oublions pas que les rues pullulaient d'Allemands. Tout de même, j'ai réussi dans cette délicate mission, et non sans difficulté à Valence, à Grenoble, à Charolles-sur-Saône et à Beaujeu (Rhône).

Grenoble et Beaujeu devinrent nos secteurs préférés. Dans ces deux régions, les emplacements étaient des fermes situées sur les hauteurs. On recevait les émissions "5 sur 5" et, pour la protection des opérateurs, on voyait facilement à deux ou trois kilomètres à la ronde l'approche des voitures gonio qui essayaient de nous repérer. Il faut dire que depuis février 1944, elles n'avaient plus d'antenne circulaire sur le toit, et les reconnaître devenait de plus en plus aléatoire.

Maintenant que j'avais les emplacements, il ne me manquait plus que les agents de liaison et des radios expérimentés. De mon côté, j'ai contacté quelques Alsaciens et Lorrains dont j'avais fait la connaissance au 151e R.I. Ils étaient tous évadés d'Alsace comme moi. J'ai eu la chance de récupérer une bonne dizaine d'entre eux. Le recrutement des opérateurs était du ressort de mes chefs Fleury et Richet. Notre Réseau Électre Bouleau s'était bien organisé. Nous transmettions au début de l'année 1943 quelque trois à quatre télégrammes par semaine, alors qu'en 1944 nous en transmettions des dizaines et des dizaines par jour. La preuve, le 17 mai 1944, jour de mon arrestation à la boîte aux lettres rue Victor Hugo à Lyon, j'étais en possession d'une centaine de télégrammes destinés à Londres ou à Alger, et en plus de neuf quartz pour nos postes-radios. Heureusement, les télégrammes étaient tous en groupes codés. Les Allemands ne m'ont laissé aucune chance de me débarrasser de cette marchandise qui nous était très chère. Voici comment les choses se sont passées.

Je me dirigeais vers notre boîte aux lettres de repêchage en compagnie d'un agent de liaison, originaire de Strasbourg, Henri L., que je venais de recruter deux ou trois mois auparavant. Brusquement, un policier en civil m'a fait traverser la rue Victor Hugo, le pistolet pointé dans mon dos, et m'a poussé dans une librairie-papeterie située juste en face de cette boîte aux lettres. Arrivé dans le bureau du magasin, le policier demanda à un des employés une corde ou cordelette, ce qu'il lui fournit aussitôt. Alors ils se mirent à deux pour me ficeler les mains dans le dos. Le policier téléphonait à la Gestapo et en même temps il déposa son pistolet sur la table, à moins de trente centimètres de Henri qui ne bougea point. Inutile de me casser la tête, j'avais vite compris que Henri marchait avec eux et qu'il m'avait trahi. Au téléphone, le flic parlait au pluriel en disant : "On a arrêté l'agent de confiance Robi, alias Jules Bizet". Peu de temps après, deux gorilles dans une traction 15 CV sont venus nous chercher. Nous prîmes la direction de l'École de santé militaire. Henri marchait toujours librement. A l'école, commencèrent les interrogatoires, pendant quatre jours. De temps en temps, on me descendait à la cave pour récupérer un peu, mais jamais trop longtemps. C'est dans cette cave que j'ai trouvé quelques-uns de mes camarades qui s'étaient fait prendre de la même façon que moi, toujours accompagnés par Henri.


La prison de Montluc

La prison de Montluc à Lyon, vers 1945-46 (collection Paul Hirlemann)

Le cinquième jour, je fus transporté à la prison de Montluc. Je n'avais ni mangé ni bu pendant cinq jours. Rien que des interrogatoires. Voici le nom de quelques camarades de combat rencontrés dans cette cave : Clément, René alias Serge Riffart, et Christophe qui était même accompagné de son épouse. Il y avait aussi un chef du Réseau Vector, dont j'avais perdu la trace. Il m'accompagnera dans le même convoi en direction de Compiègne.

Dans la cellule de Montluc, j'eus la visite de M. Farragi, adjoint de Richet, qui me posa pas mal de questions. Dans ma tête, il y eut un déclic. Pourquoi ? Parce que c'était le seul de tous les agents de ce Réseau qui possédait l'adresse exacte de notre chef, Renal. Richet et son épouse avaient été arrêtés, mais pas à la boite aux lettres.

La navette entre Montluc et l'École de santé militaire dura jusqu'au jour où l'École fut bombardée. Dès lors les interrogatoires continuèrent au siège de la Gestapo, place Bellecour.

Un jour, on me fit entrer dans un bureau. Que vis-je ? Henri L. assis à une table, devant lui une assiette et une bouteille de vin d'Alsace. En face de lui, un certain Francis qui se retourna et me dit : "C'est toi Robi ? Tu aurais mieux fait d'aller planter des choux à la campagne que de faire ce métier". Et, en plus, il ajouta : "Tu vois, Henri mange". Je pense qu'il croyait m'intimider avec çà, mais j'en avais vu d'autres avant lui.

L'interrogatoire le plus dur fut la confrontation avec mon chef Richet, alias Renal, qui était presque méconnaissable, assis dans un fauteuil. Il y avait aussi deux brutes qui étaient présentes, armées chacune d'un nerf de bœuf et qui me posaient plusieurs fois la même question : "Regarde bien ce salaud et dis-nous que c'est bien lui Richet, chef du réseau Électre Bouleau et que vous étiez toujours en liaison avec les Russes". Inutile de vous faire un dessin du traitement qu'ils me réservaient quand je leur répondais que je ne connaissais pas ce Monsieur. Il faut dire franchement qu'il fallait bien regarder pour le reconnaître : il subissait des tortures inimaginables. Après cela, les deux anges gardiens s'occupèrent un peu de moi et me firent "valser" à coups de nerf de bœuf dans une autre chambre. En rentrant dans celle-ci, je croisais mon camarade d'évasion René Schmitt, alias Serge Riffart, qui sortait dans un état lamentable. C'était justement René qui était le responsable du bon fonctionnement du secteur Grenoble.



WintzenheimVictime de Klaus Barbie

Robert Clor le 26 mai 1987 devant le Palais de Justice de Lyon pendant le procès Barbie (collection Yvonne Clor)

A l'intérieur de cette chambre se trouvait Klaus Barbie, les mains sur les hanches. Je l'ai tout de suite reconnu d'après les photographies faites en 1945 et montrées à la télévision française après son arrestation. Il y avait aussi deux autres sbires qui m'accueillaient de la même façon. Ils ne me laissaient pas le temps de me déshabiller ou de souffler un peu et me bousculaient immédiatement dans une baignoire pour mon premier bain de santé. Dans un intervalle de deux heures, j'en ai subi six.

Durant ce "séjour" de six semaines à Montluc, et faisant la navette Montluc-École de santé militaire ou Montluc-place Bellecour, j'ai subi vingt-quatre interrogatoires, plus cruels les uns que les autres et toujours menés par d'autres bourreaux.

Pendant ce temps, deux de ces chiens enragés ("Bluthunde") s'occupaient d'une jeune fille d'environ vingt ans et nue. Elle était accrochée par les menottes au-dessus de la porte d'entrée de cette fameuse chambre. Derrière elle se trouvaient les deux sbires sous le commandement de Barbie, chacun un fouet à la main et ils tapaient et tapaient ; mais pour Barbie, jamais assez fort. Et cette fille refusait de cracher le morceau. Les seuls mots que j'ai entendus d'elle sont : "Je ne sais rien..." Ils me sont restés gravés dans la mémoire. Pour moi, cela me faisait l'effet d'une piqûre qui augmentait mon courage et me donnait des forces supplémentaires pour la suite de mes interrogatoires.

A un moment donné, Barbie donna l'ordre à mes "anges gardiens" de me laisser par terre pour souffler un peu. Au même instant, les deux autres décrochèrent la jeune fille. Elle ne parlait toujours pas. La fille s'écroula la tête la première sur le sol, comme une personne frappée par la foudre. A ce moment-là, il se passa une chose que je ne voudrais plus jamais revoir, une chose inhumaine. Barbie donna l'ordre à un de ces hommes d'infliger à la fille des tortures d'une incroyable bestialité. Barbie, voyant que le sbire de service ne réagissait pas tout de suite, prit le fouet et s'occupa lui-même de cette ignoble besogne. Cette pauvre fille ne criait et ne pleurait plus, mais elle hurlait et ne disait toujours rien... Je ne crois pas que l'on puisse se faire une idée de l'effet que cela m'a fait d'être obligé d'assister à une telle torture, sans pouvoir secourir la malheureuse, couchée sur le sol à deux ou trois mètres de moi. Je me sentais vraiment incapable face à ces cinq chiens enragés.

Source : Déposition de Robert Clor le 28 mars 1983, en vue du procès Barbie qui s'est tenu à Lyon en 1987

Après un séjour d'un mois et demi, je fus transféré à Compiègne puis expédié vers le sinistre camp de Neuengamme (matricule 36974). Avril 1944 : le camp est évacué vers Lubeck. Mai 1945 : échange de prisonniers avec la Croix Rouge suédoise dans le cadre de la mission Bernadotte, bombardement tragique des bateaux "Cap Arcona", "Thielbeck" et "Deutschland" (10.000 morts), arrivée en Suède puis, le 28 juin 1945, rapatriement à Paris et, le 14 juillet 1945, convoqué par mes chefs de la Résistance, j'assiste à Colmar au magnifique défilé de la victoire.

Source : Victime de Klaus Barbie, Robert-Alphonse Clor, FFL - Réseau "Électre Bouleau", Saisons d'Alsace n° 121 - Automne 1993 "1943 - la Guerre totale"



Neuengamme : les commandos de ramassage des bombes non éclatées

Robert Clor n'a pas connu les camps pendant une longue période. Il a cependant eu le temps de côtoyer et de vivre les plus inimaginables horreurs. Jules Bizet, c'est son nom de code, a été arrêté sur dénonciation le 17 mai 1944 à Lyon. Après 24 interrogatoires, il est conduit à la prison de Montluc. Puis on l'envoie à Compiègne durant une quinzaine de jours. Enfin, le wagon à bestiaux, direction le camp de Neuengamme. Six jours sans rien avaler.

A peine arrivé au camp, Robert Clor est affecté au commando qui est chargé de déterrer à Hambourg les bombes qui n'ont pas explosé. Ces bombes étaient envoyées par les alliés, et Hambourg faisait partie des villes les plus visées. 80 Français ont été attelés à ce travail. Cinq semaines plus tard, moins d'une dizaine revenaient au camp. Ils avaient été répartis par équipes de 6 et étaient accompagnés d'un policier et d'un artificier.

- Nous creusions, raconte Robert Clor, à la pelle ou à la pioche pour déterrer une bombe qui risquait à tout moment d'éclater. Un jour, nous avons désamorcé une bombe de 250 kg qui était tombée sur des rails de chemin de fer, près d'une usine d'aluminium. Deux jours plus tard, nous eûmes la satisfaction de voir que cette même usine avait été bombardée et détruite.

Si bas dans la déchéance

Fin avril 1944, à l'approche des alliés, le camp est évacué et Robert Clor est chargé sur un bateau à Lubeck qui fait la navette entre le port et le "Cap Arcona".
- Au début, on croyait que le bateau était chargé de ravitaillement, mais en réalité on revenait avec un chargement de cadavres de déportés.
Puis les déportés sont entassés dans la cale d'un autre bateau, "L'Athen" qui stationnait dans un petit port près de Lubeck. Les malades du typhus voisinaient avec les morts. Impossible de savoir combien de personnes contenait la cale. Heureusement, la distribution d'un colis de la Croix-Rouge permet à de nombreux internés de survivre en attendant la libération qui arrive sous forme d'un échange de prisonniers par l'intermédiaire de la Croix-Rouge suédoise. Le souvenir des jours passés dans ces bateaux ne quittera jamais Robert Clor :
- C'était chacun pour soi. Je n'aurais jamais imaginé qu'un homme puisse tomber si bas dans la déchéance. Notre comportement était pire que celui d'un animal.

Source :
- Les commandos de ramassage des bombes non éclatées, Claude Keiflin, DNA du 22 juin 1975
- Retour du bout de la nuit - Itinéraire d'un résistant, torturé, déporté, témoin (1939-1989), Anne Bocquet, Institut d'Études Politiques, Université des Sciences Sociales de Grenoble, année 1988-1989

Robert Clor est décédé à Colmar le 9 novembre 1993


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