WINTZENHEIM 39-45

Témoignage d'un soldat allemand, Fritz Rathfelder


Tous les membres de la Wehrmacht n'étaient pas des nazis fanatiques. Bon nombre d'entre eux subissaient, comme les nôtres, cette guerre qu'ils n'avaient pas voulue. La seule différence, c'est qu'ils combattaient pour leur pays, sans connaître les souffrances morales et le chantage exercé sur nos "Malgré-Nous". Grâce à Odile Bouvier, on a retrouvé deux de ces combattants, dont un qui avait été accueillis au Bierkeller lors des combats de la Poche de Colmar. Ils ont accepté de nous livrer leurs souvenirs.


WintzenheimL'Obergefreiter Fritz Rathfelder (collection Odile Bouvier)

Le "Funker" Fritz Rathfelder

Ce n'est guerre facile, soixante ans après, de se rappeler tous les événements, mais je vais essayer.

Nous sommes fin novembre, début décembre 1944 lorsque notre unité, une batterie (compagnie) d'artillerie traverse le Rhin avec un bac à Neuf-Brisach pour prendre pied sur le territoire alsacien. Les jours suivants, nous nous regroupons à Colmar. D'après mes souvenirs, nous sommes en état d'alerte dès les premiers jours. Dans cette batterie d'artillerie, je suis Obergefreiter (caporal-chef) dans les transmissions, c.à.d. téléphoniste et opérateur radio. Notre mission consiste à repérer les troupes ennemies à partir d'un endroit élevé servant d'observatoire. Quand un mouvement ennemi est repéré, nous devons en informer nos supérieurs, et c'est le lieutenant ou l'adjudant qui décide si les canons doivent se mettre en action. Un groupe de six hommes, commandé par un adjudant et muni d'une radio, est ainsi posté près du Wetterkreuz au-dessus de Kaysersberg. Il s'agit d'une grande croix en bois. Je fais partie de ces six soldats. A partir de cette montagne, nous devons surveiller toute la région. Pour autant que je me souvienne, nous avons rarement observé des mouvements de troupes ennemies. Nous nous efforçons de rester en contact radio toute la journée avec nos contre-positions, nos camarades qui sont plus près du front. Mais souvent, ce contact ne veut pas s'établir, et nous n'entendons dans nos écouteurs que le bruit des explosions. Mais en général, nous pouvons communiquer avec nos camarades du front.

Nous sommes en hiver, et il fait froid sur cette montagne couverte d'une mince couche de neige. Notre campement de nuit est sommaire : un trou avec une toile de tente pour nous protéger, et deux couvertures. Autant que je me souvienne, le trou ne peut accueillir que deux hommes, qui dorment tant bien que mal pendant que deux autres montent la garde. Nous ne dormons pas beaucoup. En principe, la radio ne fonctionne pas la nuit, et de toute façon nous ne pouvons rien voir dans le noir. A cette hauteur, nous ne pouvons pas tirer de ligne téléphonique, la distance est trop grande, que ce soit vers le bas ou vers l'arrière. Ainsi arrive la nuit du 16 décembre.

Le Wetterkreuz-Gries, qui se trouve sur les hauteurs d'Ammerschwihr (photo Mairie d'Ammerschwihr)Ammerschwihr

Nous sommes là-haut depuis 4 ou 5 jours et il fait très froid. Vers le matin, après nos deux heures de tour de garde, mon camarade et moi en réveillons deux autres chargés de nous relever, puis nous allons nous allonger dans notre trou, avec nos couvertures. Soudain, dans un demi-sommeil, j'entends un camarade accourir en criant : "Sie kommen ! Ils arrivent". Nous nous levons, attrapons nos radios, fourrant dans nos poches les petits matériels comme les écouteurs, et dévalons le versant de la montagne. Là, les mitraillettes ennemies commencent à crépiter et les balles sifflent autour de nous. Nous continuons à courir en descendant le plus vite possible. L'un de nous tombe, mais il arrive à se relever. Nous ignorons si les attaquants sont nombreux, mais bientôt nous sommes loin, et les tirs s'arrêtent progressivement. Le jour commence à poindre, et nous sommes bien contents d'avoir pu rejoindre la vallée sains et saufs. Nous regardons autour de nous, et miracle, aucun ne manque, aucun n'est blessé. Dieu nous a protégés ! Seules nos radios ont souffert, il manque quelques pièces, mais nous pourrons les réparer.

Nous nous sommes rassemblés un peu plus loin, dans un village qui doit être Holtzwihr. Nous sommes là depuis quelques heures quand nous recevons l'ordre de nous rendre à Wintzenheim pour poser une ligne téléphonique près du Bierkeller. Nous sommes très fatigués et ce n'est que vers minuit que nous arrivons à Wintzenheim pour remplir notre mission. La maison au bout de la rue des Caves déborde de soldats, qui dorment dans tous les coins, jusque dans les couloirs. Avec mon camarade, je cherche un endroit pour nous allonger. Mais où ? Nous rencontrons notre adjudant et lui signalons que, pour l'instant, nous n'aspirons qu'à une chose : nous réchauffer et dormir. Je lui dis que si nous ne trouvons pas de place ici, je suis prêt à frapper à la porte de la première maison venue.

Fritz RathfelderFritz Rathfelder en Russie

Dans la cave, nous ouvrons une porte donnant sur un local archi comble. Une femme se lève et me dit : "N'entrez pas ici, cet abri est réservé aux civils ! ". Je la supplie, lui expliquant que nous ne lui voulons pas de mal, que nous cherchons juste un endroit pour dormir et nous réchauffer. Elle nous laisse entrer, et nous voyons tous ces gens dormant sur des couchettes primitives. Elle a pitié de nous, pauvres soldats gelés, et nous prépare un thé. Puis nous nous endormons près du poêle brûlant, couchés l'un sur une planche posée entre deux chaises, l'autre sur un vieux divan inoccupé. Cette chaleur nous fait du bien, et en quelques minutes, nous tombons dans un profond sommeil.

Le lendemain matin, avant qu'il fasse jour, quelqu'un me secoue. Nous sommes réveillés brutalement : "Levez-vous, nouvel engagement !". Une heure plus tard, nous marchons, le dos chargé avec notre matériel, et traversons les vignes avant de gravir à nouveau la pente abrupte qui mène au Wetterkreuz.  Tout est tranquille, aucun contact avec l'ennemi. Nous restons là trois jours avant d'être relayés, et nous revenons à Wintzenheim, où l'école nous sert de cantonnement. Enfin, nous pouvons faire notre toilette correctement et nous changer. Mais pour laver notre linge, c'est une autre histoire. J'ai horreur de cela, ayant déjà dû le faire en Russie. Je dis à Robert (c'est le camarade avec lequel je fais équipe le plus souvent) : "Crois-tu que nous retrouverions la maison où nous avons dormi au chaud ? Et peut-être aussi la femme qui nous a laissé entrer dans la cave...".

Immédiatement, nous partons à la recherche du Bierkeller, et nous le trouvons sans trop de mal. Nous sommes là, debout devant la maison, une grande maison avec de nombreuses fenêtres. Mais comment retrouver cette femme qui cette nuit là a eu pitié de nous ? Et voilà qu'arrive un miracle. Tandis que nous observons la façade, une fenêtre s'ouvre, et une femme aux cheveux foncés observe les deux troufions debout dans la rue. Je dis à Robert : "Parle, avant qu'elle ne referme la fenêtre." Mais il n'arrive pas à prononcer le moindre mot. La femme nous observe toujours. Je m'approche, la salue, et lui adresse quelques mots maladroits. Je lui dis que nous sommes les deux soldats qui ont trouvé asile dans cette cave, et que nous pensons qu'elle pourrait être la femme qui nous a laissé entrer tout gelés et fatigués. 

Nous lui expliquons que nous sommes au repos à l'école de Wintzenheim, et que nous ne savons pas comment nous pourrions laver notre linge. Timidement, je lui demande si elle pouvait nous rendre ce service. Et la femme répond en toute simplicité : "Mais oui, apportez-moi votre linge, je vais vous le laver". Nous sommes heureux. Quand nous lui apportons nos affaires, elle nous fait monter. Au deuxième étage, nous trouvons cette femme (Miliça Zink) entourée d'une multitude de petits enfants, de sa plus jeune sœur (Odile) et de ses parents (Kuci). Ces gens ne nous considèrent pas comme des ennemis, mais comme des êtres humains, deux militaires qui ont dû venir en Alsace par la force des choses. Nous restons là un moment, pour bavarder. Le mari de Madame Zink se trouve en Allemagne. Son père est yougoslave, et sa mère chilienne. Il s'agit d'une famille tout à fait internationale. Nous leur expliquons que mon camarade Robert est alsacien. Enseignant en formation en Allemagne, il a été enrôlé dans la Wehrmacht. Moi, j'ai 20 ans et demi, et je suis originaire du Nord-Schwarzwald près de Calw.

Wintzenheim Bierkeller

La maison Kuci au Bierkeller dans les années 1960 (collection Odile Bouvier)

Deux jours plus tard, nous pouvons rechercher notre linge propre. Nous le reprenons avec reconnaissance, et parlons longuement de cette guerre misérable. Nous deux soldats sentons que cette famille n'était absolument par germanophobe. Nous restons à l'école de Wintzenheim pendant deux ou trois jours, rendant visite plusieurs fois à la famille Kuci-Zink. Puis nous sommes appelés en mission, à différents endroits, mais jamais très loin de Wintzenheim. Pour Noël 1944, Robert et moi sommes en repos à l'école de Wintzenheim. La famille Kuci-Zink nous invite à les rejoindre dans leur cave pour la nuit sainte. Cela, je ne l'oublierai jamais. Pour la Saint-Sylvestre par contre, notre adjudant nous réunit tous à la papeterie de Turckheim.

De janvier 1945, il ne me reste pas beaucoup de souvenirs. Le front se rapproche de jour en jour, et nous, radios, sommes appelés d'un endroit à l'autre. La ceinture qui nous encercle se resserre, et même à Wintzenheim, ça devient "brenzlig", dangereux. J'ai été blessé par un éclat d'obus au bras gauche, et je reviens au cantonnement à l'école. Plusieurs jours durant, je dois porter mon bras en écharpe. Puis je suis à nouveau déclaré "bon pour le service". Un soir, nous revenons à Wintzenheim, et je passe au Bierkeller saluer la famille Kuci-Zink. Ils n'y sont plus. Ils ont du laisser leur maison à un état-major allemand. Dans la nuit, nous les retrouvons dans la cave de la maison de l'architecte Fischer, rue des Trois-Épis vers Turckheim. Quand elle aperçoit les deux soldats devant la porte, Madame Kuci s'exclame :" Oh, Fritz revient !". Nous serions restés volontiers, mais la cave est bondée. Le propriétaire nous propose une chambre à l'étage.

Wetterkreuz

Le Wetterkreuz se trouve à 408 mètres d'altitude, entre Ammerschwihr et Kaysersberg

Quel délice, de pouvoir dormir dans un vrai lit, avec de vrais draps. Mais à peine sommes nous endormis que les bombardements de l'artillerie américaine nous tirent de notre sommeil. Ils se rapprochent de plus en plus, et les explosions nous tiennent éveillés, les lits tremblent. Quand le jour se lève, nous remercions les occupants de la maison pour leur hospitalité, et faisons nos adieux à la famille Kuci-Zink, pour rejoindre notre unité. Je sais que nous quittons Wintzenheim définitivement. Nous sommes pris en étau, et notre artillerie devient inopérante.

Février arrive, et nous reculons de plus en plus. Robert est affecté dans une autre unité. Le 6, nous préparons dans le désordre le passage du Rhin. J'apprends que Robert est porté disparu, et cela m'affecte beaucoup. Il reste un pont près de Neuenburg, tout le monde s'y agglutine, mais le pont est bombardé sans arrêt. Nous restons à l'abri dans une forêt proche, ne sachant pas si nous arriverons à franchir le fleuve, si nous serons exterminés ou fait prisonniers par les Américains. Les deux dernières issues ne nous réjouissent pas beaucoup. Mais finalement, l'ordre d'avancer vient en pleine nuit. Nous  embarquons dans notre camion et traversons le Rhin à la faveur d'une petite accalmie. La rive allemande est atteinte miraculeusement. Je ne vois pas grand chose depuis le camion, mais par une ouverture à l'arrière, j'aperçois des cadavres de chevaux, et peut-être aussi de soldats allemands. Seuls une voiture et un autre camion ont encore pu passer. J'ignore ce qu'il est advenu de notre armement. 

Telle est la retraite "glorieuse" de l'armée allemande. Les militaires sont rassemblés au nord de la Forêt-Noire, et la guerre s'arrête pour moi le 29 avril 1945, après avoir été fait prisonnier par les troupes américaines en Bavière.

Pour finir, je voudrais dire que nous ne pouvons que nous louer de la gentillesse de la population alsacienne, surtout dans les petits villages traversés  comme Wintzenheim. Cet accueil simple et sans arrière pensée restera à jamais gravé dans ma mémoire. 

Source : témoignage de Fritz Rathfelder, fin Juin 2004 (traduction Odile Bouvier)


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