WINTZENHEIM 39-45

Antoine Keller, garde-forestier


WintzenheimAntoine Keller vers 1950 (collection Marie-Thérèse Kling)

Antoine Keller est né à Strasbourg le 17 janvier 1898. Il a commencé sa carrière comme garde-forestier au Haberacker près de Saverne. Après avoir passé son examen de brigadier-forestier, il a fait deux ans de stage hors Alsace, à Laneuveville-aux-Bois, près de Lunéville. En 1935, il a été nommé à la maison forestière de Saint-Gilles, près de Wintzenheim. A l'arrivée des Allemands en 1940, il doit endosser l'uniforme de Revierförster, chef de district. Tout en remplissant sa fonction avec compétence, il met sa parfaite connaissance du massif forestier au service des prisonniers évadés, puis des réfractaires qui refusent de servir sous l'uniforme ennemi. On saura après la guerre qu'il n'a échappé que de peu à la déportation en Allemagne, l'occupant ayant fini par comprendre qu'il jouait double jeu, et que son uniforme de fonctionnaire allemand cachait en réalité un homme dont le cœur restait bien français.



WintzenheimCharles Keller, curé à Bergholtz (photo Guy Frank, 10 mai 2004)

Son fils Charles raconte :

J'avais été incorporé dans les Luftwaffenhelfer, à Pforzheim en Allemagne, puis à Strasbourg. Je me suis évadé le 10 octobre 1944. Quand je suis arrivé à la Halte de Wettolsheim, Alfred Lucchina est allé à la maison forestière, prévenir mon père. Quand il est revenu en fin d'après-midi, il m'a dit : "Ton père t'attend, mais il faut patienter jusqu'au soir, jusqu'à ce que ton frère et ta sœur soient au lit. Il ne faut pas qu'ils te voient". La nuit venue, il m'a emmené à Saint-Gilles, d'où je suis parti à pied avec mon père, par la Fontaine des Dames, pour aller à Husseren-les-Châteaux, où je pouvais me réfugier chez le viticulteur Auguste Lipp. En cours de route, mon père m'a dit : "Des maquisards se cachent dans le massif du Hohlandsbourg, mais si on reste sur le chemin, on ne risquera pas de les rencontrer".

 

Je suis resté chez M. Lipp jusqu'au 11 novembre. La Gestapo venait chaque semaine à Husseren. Elle a fini par apprendre que des réfractaires se cachaient dans le village, et avait laissé entendre qu'une rafle imminente lui permettrait "de les attraper comme des souris en encerclant le village". Le garde-forestier de Husseren, Jean-Baptiste Hugélé, a fait transmettre à mon père le mot de passe convenu "S'Holz abnamma" : il savait ainsi qu'il devait me rechercher au plus vite. Le 11 novembre au soir, il m'a conduit chez Émile Meyer, dans le Baerenthal, qui m'a caché jusqu'au 24 décembre. Pour  Noël, ma mère a souhaité que toute la famille se réunisse à nouveau, quels que soient les risques encourus. C'est ainsi que j'ai attendu chez moi la Libération tant espérée, dans la maison forestière occupée en partie par un QG allemand...



WintzenheimMarie-Thérèse Kling, née Keller (photo Guy Frank, 10 mai 2004)

Marie-Thérèse poursuit :

La maison forestière était surveillée. Mais comme nous faisions également auberge, les gendarmes et militaires Allemands venaient y boire un verre de temps en temps. Parfois, alors qu'ils sortaient par la porte à l'avant, les maquisards du Hohlandsbourg entraient par l'arrière, en passant par la fenêtre. Eux aussi venaient se restaurer chez nous. Nous avions toujours suffisamment à manger pour tous. Papa avait des abeilles, qui nous fournissaient le miel. Maman faisait son pain elle-même et nous avions un poulailler. En été, l'eau nous était fournie par une source d'eau potable. En hiver, nous devions la chercher à la ferme Saint-Gilles. C'est mon frère Jean-Paul qui s'en chargeait, avec un traîneau attelé à un mouton.

En décembre 1944, les Allemands ont installé autour de la ferme Saint-Gilles une batterie de quatre canons, dont un a explosé après avoir été  saboté par mon père. Ils ont aussi réquisitionné la salle à manger de la maison forestière pour y installer leur QG ; nous pouvions donc facilement épier leurs conversations. A Noël, ils ont décidé "de ne pas les laisser fêter Noël tranquillement !", et ils n'ont pas arrêté de bombarder les positions américaines, tirant obus après obus vers Niedermorschwihr et Kaysersberg. Quand ils disaient : "Wir schiessen auf die Miaou !", nous savions qu'ils visaient Katzenthal... Par contre, le jour du Nouvel An, ce sont les Alliés qui ont gâché la fête de nos voisins allemands. Et avec le temps, selon le bruit que faisaient leurs tirs au départ, nous savions si l'obus allait tomber chez nous sur le Saint-Gilles, ou sur le village, à Wintzenheim. Les Allemands avaient aussi aménagé sur le chemin du Panorama quatre postes d'observation protégés par des fagots de bois. Ces postes, qui leur permettaient de surveiller la plaine, étaient reliés par des fils téléphoniques au QG de la maison forestière.



WintzenheimJean-Paul Keller (photo Guy Frank, 10 mai 2004)

Revenant sur le drame du Hohlandsbourg, Jean-Paul raconte :

Un matin, un groupe de gendarmes et de militaires se présente à la maison forestière : "Savez-vous la nouvelle ?". Mon père, faisant l'innocent, leur demande : "Vous avez retrouvé mon fils Charles, que j'ai signalé comme disparu ?". En réalité, ils venaient lui annoncer l'organisation d'une battue après la mort de Marquardt et de son collègue Höhn de Turckheim. Ils souhaitaient que mon père les accompagne dans le massif, pour les aider à dénicher les maquisards. Il leur a répondu : "J'ai une crise de rhumatismes, et je ne peux pas marcher dans le froid". Ils sont alors partis "réquisitionner" Mura, le garde-forestier en poste à Aspach. 

Notre père a d'ailleurs failli être arrêté la veille par le gendarme Marquardt. Après l'arrestation de René Furstoss et des frères Vogel au blockhaus, celui-ci leur aurait dit : "Bon, et maintenant on va aussi chercher Keller et Mura !". Il avait bien compris que les gardes-forestiers jouaient double jeu. Sillonnant chaque jour la forêt du district, ils ne pouvaient pas ignorer la présence des maquisards au Hohlandsbourg, et s'ils ne les avaient pas signalés aux autorités, c'est donc qu'ils cherchaient à les protéger...

Source : Guy Frank, entretien avec Marie-Thérèse Kling née Keller, et ses frères Charles et Jean-Paul Keller le 10 mai 2004

Mars 1938, lors de la naissance de Marie-Thérèse
(collection Marie-Thérèse Kling)

De gauche à droite :
Les 6 du haut : Aloyse Mura, le garde-forestier d'Aspach, Antoine Keller, le père, Philippine Feldner, la grand-mère, Charles, 2 visiteurs
Les 4 du bas : Marthe, une aide ménagère de Valf, Émile Kempf, réparateur de cycles à Wintzenheim, Antoine, Jean-Paul

Fin 1938, la famille Keller au complet devant la maison forestière de Saint-Gilles
(collection Marie-Thérèse Kling)
 

 De gauche à droite :
Debout : Jean-Paul, Joséphine, la mère, une aide ménagère, Antoine
Assis : Antoine, le père, Marie-Thérèse, Charles

Antoine Keller est décédé à Wintzenheim le 29 juillet 1954

Samedi matin, le 31 juillet, un cortège funèbre impressionnant conduisait à sa dernière demeure M. Antoine Keller, brigadier forestier en retraite, âgé de 56 ans et décédé après une longue et pénible maladie. Pendant 13 ans, M. Keller habitait la maison forestière du Saint-Gilles et exerçait consciencieusement sa profession de brigadier forestier. La population entière lui gardera un souvenir ineffaçable. M. Burger, brigadier forestier au St-Gilles et M. Hugele, agent technique forestier (maison forestière Aspach) ouvraient le cortège suivis d'une forte délégation des Eaux et Forêts de Colmar avec l'inspecteur principal M. Bérard. Ils désiraient tous exprimer à la veuve en deuil, aux deux fils et à la fille du défunt les condoléances les plus émues.

Source : L'Alsace du mercredi 4 août 1954


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