WINTZENHEIM 39-45

Louis Krick : le retour rocambolesque d'un incorporé de force


Louis Krick (1922-2013)

Il s’agit de mon oncle Louis Krick, engagé de force en 1943, qui le 7 mai 1945 se trouvait avec son unité sur le front Est non loin de Vienne. Le 10 mai, après une série de péripéties, ses parents éberlués l’accueillaient à Wintzenheim, place de la République (immeuble Hug).

Philippe Krick, Québec

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De Vienne à Colmar, Louis Krick a vécu, le jour de la capitulation allemande, une incroyable odyssée. Louis, incorporé de force dans l’armée allemande en mars 1943 à l’âge de 20 ans, a passé le restant de son âge à Attenschwiller. Il nous raconte comment, en 48 heures, il est parvenu du front de l’Est au domicile parental à Wintzenheim, en terre d’Alsace.

Voici :

Les récits tragiques des incorporés de force se comptent par milliers. Mon odyssée, si elle n’a rien de tel, ni de glorieux, confirme qu’en temps de guerre se présentent les situations les plus incroyables au dénouement le plus inattendu, où le facteur chance devient primordial.

7 mai 1945 vers 18 heures : Je me trouve sur le front russe à l’ouest de Vienne, en Autriche, à mi-chemin entre St-Pölten au nord et Mariazell au sud.

Dans la soirée je capte à la radio – je suis radio-télégraphiste au poste de commandement (PC) du régiment - un communiqué en langue allemande informant militaires et population de la signature de la capitulation allemande sur le front de l’Ouest, signée ce jour à Reims. J’en informe le colonel allemand lequel, dix minutes plus tard, écoute la rediffusion de ce message. Il s’enferme dans la pièce qui lui sert de PC et téléphone sans arrêt. Dans la nuit, il convoque les chefs de bataillon : « Nous nous rendrons aux Américains. Ceux-ci se trouvent depuis trois jours à Linz et sur les bords de l’Enns, l’arme au pied. Ils fermeront leurs lignes demain à minuit. »

Je m’étais demandé à l’époque d’où le colonel pouvait tenir ce renseignement capital. L’histoire nous apprend que la capitulation sur le front de l’Ouest avait été signée le 7 mai à Reims avec les Alliés alors qu’une cérémonie analogue n’eut lieu que le 8 mai au matin, à Berlin, avec les Soviétiques. Les plénipotentiaires allemands étaient parvenus à arracher aux Anglo-Américains une concession de taille : permettre durant 24 heures à l’exode massif venu de l’Est de s’abriter derrière les lignes alliées et d’échapper ainsi aux exactions des troupes soviétiques.

De Corinthe à Vienne à pied

8 mai 4 heures du matin : nous abandonnons nos positions pour nous diriger vers l’ouest rejoindre les lignes américaines distantes de 70 km.

Lorsqu’en mars 1943 j’ai été affecté avec une centaine d’autres Alsaciens incorporés de force, tous de la région de Colmar et de Sélestat, (les hasards de la circonscription) au 737ème Jägerregiment, cette unité était stationnée dans le sud de la Grèce, en Péloponnèse, où elle occupait les principales villes (Corinthe, Olympie, Tripoli, Nauplie, Sparte) à attendre un hypothétique débarquement qui finalement eut lieu en Sicile et plus tard en Provence.

Après un an et demi de présence dans cette contrée nous avions quitté le Péloponnèse le 1er octobre 1944 et, en 6 mois, avons traversé les Balkans à pied, guerroyant en cours de route contre les Bulgares qui s’étaient retournés contre les Allemands quelques jours auparavant, contre les Soviétiques au sud de Belgrade et, à Vukovar, contre les troupes du général Tito qui nous barraient la route au fin fond de la Bosnie, pour nous retrouver le 7 mai 1945 à l’ouest de Vienne. Avec tous les détours imaginables, ce périple frôlait les 3000 km. Dans ces conditions une étape de 70 km ne posait aucun problème.

Le bombardement

8 mai 10 heures : la colonne allemande s’étirait sur des kilomètres. Pas de chars, peu de camions, beaucoup de voitures attelées. Le commandement allemand concentrait ses troupes mécanisées dans des secteurs autrement vitaux. Pour ma part je disposais d’une voiturette à deux roues tirée par un mulet et dans laquelle, depuis la Grèce, je rangeais mon matériel de transmission. Deux Caucasiens (Tchétchènes?) de l’armée Vlassov, ce général soviétique qui, après avoir été capturé par les Allemands, passa à leur service et créa l’Armée de libération russe, se chargeaient de mon attelage. C’étaient des musulmans pratiquants avec lesquels depuis la Grèce j’entretenais des rapports amicaux. Ils ne m’ont jamais précisé si leur engagement dans l’armée allemande était dicté par des considérations politiques ou religieuses, ou bien si, comme je l’ai lu après la guerre, les Allemands affamaient ces prisonniers pour les contraindre à signer cet engagement. J’avais toutefois la certitude qu’ils haïssaient Staline.

Brusquement j’aperçois un nombre impressionnant d’avions, bombardiers et chasseurs. Ce ne pouvait être que les Soviétiques, furieux de voir cette proie leur échapper. Je les vois nous survoler, virer, se mettre en position d’attaque.

J’ai immédiatement compris et tous les autres avec moi. Se faire tuer pour le IIIème Reich le jour de la capitulation, non ! Ce fut une course folle à travers champs pendant que les avions bombardaient les véhicules sur la route et, les chasseurs s’offrant des cibles vivantes éparpillées dans le décor. Après plusieurs centaines de mètres de course je me suis aplati dans un bosquet. À mon retour sur la route mon mulet agonisait. Mustapha l’a délivré. Nous avons tout abandonné et poursuivi notre chemin dans un fatras indescriptible.

Les prisonniers de 1940

8 mai 21 heures : Nous traversons l’Enns, affluent du Danube. Dans le premier village, j’entends chanter la Marseillaise. Les voix provenaient d’un bâtiment qui devait être la mairie, comportant au rez-de-chaussée un corps de garde. La Marseillaise dans un village autrichien ! Bizarre. Intrigué je frappe à la porte et me trouve en présence de six prisonniers de guerre français qui fêtent allègrement la défaite allemande. « Qui êtes-vous et que voulez-vous ? » me demande l’un d’eux. Je lui explique que je suis Alsacien, incorporé de force dans l’armée allemande, que mon unité vient du front russe et que nous capitulerons devant les Américains. J’étais surpris d’entendre ici la Marseillaise et la curiosité m’a poussé. Nous savons que les Alsaciens ont été enrôlés contre leur gré. Nous-mêmes serons rapatriés demain matin, Ils me proposent de me joindre à eux. « Tu quittes ta veste vert-de-gris. Il nous reste encore une capote portant au dos les initiales KG et des chaussures d’un camarade. Il faut te décider immédiatement ! »

Sans longue réflexion je donne mon accord. « Nous serons absents de la nuit. Tu garderas nos frusques. Départ demain matin à 6 heures. » L’un après l’autre ils quittent ce local qui leur servait de dortoir. Heureux, je m’étends sur l’un des lits métalliques et tombe dans un profond sommeil.

Du village à l'aéroport de Linz

9 mai 5 heures du matin : Le premier des six prisonniers français frappe à la porte. Peu avant 6 heures arrive le dernier. À voir leur traits tirés, à entendre leurs chuchotements et leurs sous-entendus qui ne m’étaient pas destinés, je présume que la nuit ne devait pas avoir été triste. Nous quittons le village sur une voiture agricole tirée par un tracteur pour nous rendre à Enns, distant de moins de 10 km. Là j’aperçois les premiers Américains. Un nouveau monde pour moi. D’autres groupes de prisonniers français sont déjà sur place. Un camion US nous mène à l’aéroport de Linz. En cours de route nous dépassons une colonne interminable de prisonniers allemands dans laquelle je reconnais quelques soldats de ma compagnie.

Mauthausen

9 mai 9 heures : Arrivée à l’aéroport de Linz où d’autres groupes d’anciens prisonniers attendent. Je participe à la liesse générale, mais évite, dans la mesure du possible, les questions embarrassantes. D’ailleurs les plus proches avaient été mis dans la confidence par mes camarades d’un jour.

À une centaine de mètres de la piste, j’aperçois un continuel va-et-vient d’infirmières de la Croix-Rouge entre un bâtiment administratif et des hangars. Moins par curiosité que par le besoin de quitter momentanément le groupe car une vague angoisse s’emparait peu à peu de moi, je me dirige vers l’un des hangars. Stupeur et horreur ! Des centaines d’hommes, aux cranes rasés et vêtements rayés, couchés sur de la paille à même le sol, malades, squelettiques, reçoivent précautionneusement de la nourriture et des soins. Bouleversé à la vue de ce spectacle, je me retire sans pouvoir m’expliquer quoi que ce soit. Ce n’est qu’après mon retour en Alsace que j’ai eu connaissance de l’existence de camps de concentration. Mauthausen se trouve à une trentaine de kilomètres à l’est de Linz. C’est ainsi que j’ai fait le rapprochement. Les rescapés que j’avais vus avaient été libérés le 5 mai par les Américains. Leur état de santé était tel qu’un rapatriement était momentanément exclu.

De Linz à Paris

9 mai 11 heures : Interrogatoire au pied de l’avion : « Où avez-vous effectué votre service militaire actif ? Dans quelle unité vous trouviez- vous en juin 1940 ? Quel était votre stalag ? etc. » Je récite textuellement ce que m’avait préparé l’un des prisonniers et qui coïncidait avec ce que lui-même avait vécu. Épreuve bien surmontée malgré la crainte que ce jeune homme ne pouvait pas avoir été mobilisé en 1939, à 17 ans. J’entre dans ce qui devait être une forteresse volante. Mon baptême de l’air. Pas de sièges. des bancs le long du fuselage, tous déjà occupés. D’autres prisonniers sont accroupis sur le plancher. Un Américain me pousse à l’avant de l’avion et m’installe sur une toile tendue entre le siège du pilote et celui du copilote. Je croise convenablement ma capote. Je suis d’ailleurs le seul à la porter malgré la chaleur ambiante. Quelques minutes plus tard les pilotes se mettent aux commandes, m’offrant du chocolat et des cigarettes. L’avion décolle, direction la France. En survolant une ville en ruines, les pilotes me font comprendre qu’il s’agit de Stuttgart qu’eux-mêmes avaient bombardé. Plus loin, je reconnais la cathédrale de Strasbourg à son unique flèche.

9 mai 14 heures : Atterrissage à Châteaudun, importante base de ravitaillement de l’armée américaine. Des cars nous transportent de cette base à la gare où nous attend un train dans lequel avaient déjà pris place d’autres prisonniers rapatriés par d’autres avions.

Paris

9 mai, 16 heures : Arrivée à Paris. Une foule considérable nous attend devant la gare. Embrassades sans fin, J’entends des mots comme collaborateurs, épuration, lesquels dans mon esprit prennent leur signification quand l’un ou l’autre ajoute –fusillés- . L’angoisse m’étreint à nouveau. Suis-je aussi un collaborateur ? Peu à peu je me rends compte du risque de lynchage si quelqu’un s’aperçoit de mon subterfuge. Heureusement nous sommes rapidement transportés au centre de rapatriement.

La confession

9 mai 18 heures : Devant l’officier chargé d’établir les dossiers des anciens prisonniers de guerre vient le moment de la confession. « Je suis alsacien. J’ai été incorporé de force dans l’armée allemande...» Et je lui raconte les évènements des dernières 48 heures. Je vois l’officier blêmir.

« Si je vous ai bien compris, vous vous êtes faufilé dans un convoi de prisonniers de guerre français rapatriés. N’avez-vous pas honte, vous qui avez combattu dans l’armée ennemie, d’avoir pris la place d’un prisonnier qui attend sa libération depuis 5 ans ? » et j’eus droit à une litanie d’injures.

Dans mon for intérieur je comprends sa violente réaction. J’envisage un moment de lui répondre que le drame des incorporés de force comme celui des prisonniers de guerre est la conséquence de la défaite de 1940. Finalement j’estime plus prudent de me taire et de laisser passer l’orage. « Je vous établis immédiatement votre feuille de route et laissez-passer. Je ne veux plus vous voir sinon...» Après avoir échangé les vêtements que je porte contre un costume civil, je me rends à 21 heures à la gare de l’Est.

Colmar

10 mai 8 heures du matin : J’arrive en gare de Colmar et me rends à Wintzenheim, à 5 km, chez mes parents éberlués et heureux de revoir leur fils de qui ils sont sans nouvelles depuis plusieurs mois.

Épilogue

Cinquante ans plus tard, les péripéties de mon retour me restent en mémoire comme si cela s’était passé hier.

Quelques années après la guerre j’ai lancé un appel dans le bulletin périodique de la Fédération des anciens prisonniers de guerre afin de retrouver les camarades qui m’ont évité une captivité qu’eux-mêmes avaient endurée durant 5 ans. Il est resté sans réponse. Je regrette de n’avoir pu leur témoigner ma reconnaissance.

Louis Krick

(Témoignage paru dans le journal L’Alsace les 6 et 7 mai 1995)


Louis Krick, à droite sur la photo prise en 1943 en Grèce.

Wintzenheim - Témoignage de Louis Krick : La der pour les Malgré-nous

Lors de leur dernière réunion près de Sélestat, les anciens incorporés de force alsaciens des 737e et 749e régiments de chasseurs ont décidé de ne plus se revoir. Ils laissent dorénavant « l'Histoire relater le sacrifice inutile de leur jeunesse ». L'un d'eux, originaire de Wintzenheim, témoigne.

Le 8 mai 1945, Louis Krick se trouve dans un village autrichien. L'incorporé de force entend une Marseillaise surgir d'un sous-sol. Plusieurs Français, prisonniers depuis 1940, fêtent la victoire alliée. « Ils projetaient de rentrer en France dès le lendemain et m'ont demandé de garder leurs affaires durant la nuit. Ils sont partis en fin d'après-midi et n'ont réapparu que vers 5 h du matin. C'est là que j'ai compris qu'ils avaient tous une bonne amie ! »
L'anecdote fait sourire l'octogénaire, originaire de Wintzenheim, qui a retrouvé, « pour la dernière fois » en avril, les anciens alsaciens des 737e et 749e régiments de chasseurs. « Depuis plus de 20 ans, nous avions l'habitude de nous retrouver. Le mois dernier, nous n'étions plus qu'une trentaine et du coup, nous avons décidé de laisser dorénavant l'Histoire relater le sacrifice inutile de notre jeunesse », indique Louis Krick.

« Plus de 400 Alsaciens dans les deux unités »

Ce dernier a quitté sa famille fin 1942 pour la Tchécoslovaquie puis la Grèce qu'il a rejoint en mai 1943. « Nous étions plus de 400 Alsaciens dans les deux unités rattachées à la 117e division ». Radiotélégraphiste, le Wintzenheimois accompagnait son chef de corps partout où il allait. « Les routes du Péloponnèse, je les connais aussi bien que celles d'Alsace ! »
Fin septembre 44, les Alliés, débarqués en Provence, s'approchent de Belfort et les Soviétiques de Budapest. « Le commandement allemand a décidé d'abandonner la Grèce. Du coup, nous avons débuté une retraite à pied de huit mois et de 3.000 km de route, de Tripolis à Vienne. Au fur et à mesure de la retraite par le canal de Corinthe, Athènes, Salonique, Skopje, d'autres unités se joignaient à nous, sur la seule route de repli ».

« On avait tous peur des exactions des Soviétiques»

A 100 km au sud de Belgrade, ils sont stoppés net par les Soviétiques. «La 117e division a subi des pertes considérables. Les combats contre les patriotes grecs semblaient dérisoires à côté ». L'idée d'évasion effleure l'esprit du « Malgré-nous » qui, cependant, ne passe pas à l'acte. « On avait tous peur des exactions des Soviétiques qui ne faisaient pas de quartier avec les déserteurs ».
Parvenant à briser l'encerclement vers le sud, la 117e poursuit sa pénible retraite jusqu'en Bosnie. Harcelée par les partisans de Tito, elle échoue à l'ouest de Vienne le jour de la fin des hostilités. « Afin d'échapper à la captivité russe, elle s'est rendue aux Américains ». Quant à Louis Krick, il ne mettra que 48 heures à rejoindre Wintzenheim.

« Tous ces Alsaciens se sentaient profondément Français »

Les anciens Alsaciens des 737e et 749e régiments, essentiellement originaires de la région comprise entre Colmar et Erstein, ont commencé à se réunir dans les années 90. « Tous ces Alsaciens se sentaient profondément Français », remarque l'incorporé de force. « Mais nous n'avons jamais eu le sentiment d'être brimés par la Wehrmacht », ajoute l'octogénaire qui est devenu instituteur après la guerre.

Source : N.R., DNA du mardi 15 mai 2007


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